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toute l’importance, pour la morale, de la continuité des générations et de la solidarité des individus. Ce beau mot de solidarité, qui a fait aujourd’hui une si grande fortune, — presque trop grande, — c’est Comte qui, le premier, l’a tiré du langage juridique pour lui donner une signification sociale. Il reprenait, en un autre sens, la célèbre pensée de Pascal. Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours, et qui s’élève à une conception de plus en plus nette de sa destinée et de son devoir. La moralité, comme la vérité, est un « progrès ». Il y a eu des vérités morales provisoires et temporaires. Ce qui en elles était d’accord avec l’ordre universel a seul survécu. Celles dont nous vivons aujourd’hui ne peuvent pas davantage prétendre à l’immutabilité, et le temps leur fera subir la même « épuration ».

Ainsi se déroulent, dans les sciences morales et sociales, les conséquences nécessaires du principe de la relativité, posé par la philosophie positive. Mais c’est là aussi que la philosophie métaphysique lui oppose la résistance la plus opiniâtre. Elle se prétend inexpugnable dans cette dernière citadelle. Les grands conflits qui agitent notre temps ont presque tous leur origine dans l’antagonisme de ces deux philosophies. Ne confondons pas cependant cet antagonisme avec la lutte des conservateurs et des révolutionnaires. La politique positive n’est d’aucun parti. Elle montre simplement les rapports de l’ordre et du progrès ; elle enseigne selon quelles lois les phénomènes sociaux évoluent, et dans quelle mesure l’homme peut modifier ces phénomènes. Quant aux fins qu’il doit poursuivre, ce n’est pas la politique, c’est la morale qui les détermine.

Le progrès de l’humanité ne dépend des institutions politiques que dans la mesure où celles-ci dépendent à leur tour du progrès intellectuel et moral. Les changemens décisifs ont lieu dans l’homme intérieur. Si nous étions plus intelligens, dit Comte, cela équivaudrait à être plus moraux ; car, comprenant mieux l’intime solidarité qui lie chacun de nous, sous mille formes et à tout moment, à l’ensemble de nos semblables, nous observerions sûrement le précepte suprême : « Vivre pour autrui. » Et si nous étions plus moraux, cela équivaudrait à être plus intelligens, puisque nous agirions alors précisément comme une intelligence plus ouverte et plus pénétrante que la nôtre nous conseillerait d’agir. Vue profonde, et qui montre que dans sa