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des sciences, quelque chose de nouveau et d’irréductible apparaît. Si utile que l’analyse mathématique soit à la physique, celle-ci a son originalité propre. Les phénomènes chimiques ne peuvent s’expliquer par les seules lois de la physique. Entre le monde de la matière inorganique et le monde de la vie, la distinction est encore plus nettement marquée. Et enfin, si étroits que paraissent les rapports de la biologie et de la sociologie, Comte n’admet pas que la seconde soit simplement une extension de la première.

Cette philosophie fait donc une juste part à la solidarité, mais aussi à l’indépendance des sciences. Chaque ordre de phénomènes, en même temps qu’il est soumis aux lois de tous les ordres sous-jacens, est en outre régi par ses lois propres. On pourrait figurer ces ordres par des cercles concentriques. Ces cercles s’envelopperaient les uns les autres, le cercle du plus grand rayon représentant l’ordre des phénomènes les plus simples et les plus généraux, et enfermant les cercles de rayons de plus en plus petits, qui représenteraient les phénomènes de plus en plus complexes. Mais toujours les cercles resteraient distincts les uns des autres.

Si Comte n’était pas un ennemi irréconciliable de toute métaphysique, on penserait qu’il est ici bien près d’en esquisser une. A vrai dire, on la voit se dessiner tout le long de sa philosophie des sciences. Il ne serait peut-être pas très difficile de la mettre au point. N’en a-t-il pas lui-même préparé les traits essentiels, quand il a dit que la science « se compose de lois et non de faits », quand il a défini la loi « la constance dans la variété », quand enfin il a conçu les divers ordres de phénomènes naturels à la fois comme « irréductibles » et comme « convergens » ? Qu’il fasse un pas de plus, qu’il essaye de comprendre le principe de cette convergence, et sa métaphysique est fondée.

Ce pas, A. Comte n’a pas voulu le faire. Il est chimérique, selon lui, de chercher un tel principe. La philosophie positive s’en abstient. S’il est vrai qu’il existe des lois encyclopédiques qui se vérifient dans tous les ordres de phénomènes, nous n’en ignorons pas moins l’essence ou la cause de ces phénomènes, et nous n’avons pas à la chercher. Au reste, même dans chaque ordre considéré à part, nous ne pouvons pas ramener les lois que nous connaissons à une loi unique plus générale ; et que sont les lois connues au prix de celles qui nous échappent, et qui nous échapperont peut-être toujours ? Considérée dans son objet, chacune de nos sciences s’étend pour ainsi dire à l’infini, au-delà de notre