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spectacle détermina l’orientation de sa pensée pour toute sa vie. Né dans une famille catholique et royaliste, il professa, dès sa jeunesse, des opinions très différentes. Pourtant, les premières impressions de l’enfance devaient demeurer indélébiles. Comte, comme on sait, n’a pas été philosophe de profession ; il l’est devenu par vocation. Les premiers objets de ses études furent les mathématiques. Admis à l’Ecole Polytechnique un an avant que son âge lui permît d’y entrer, il passe cette année à Montpellier, où il étudie les sciences naturelles. En même temps il « médite » Montesquieu et Condorcet. Il s’initie à la philosophie proprement dite par la lecture d’Adam Smith, de Ferguson et de Hume, et il distingue fort bien la supériorité de ce dernier. Quand il sort de l’École polytechnique, en 1816, les matériaux de son système futur sont déjà en grande partie préparés.

Dès ce moment, une filiation directe le rattache à Descartes d’abord, puis aux penseurs du XVIIIe siècle français. Lui-même, il s’appellera plus tard le successeur, ou, par un horrible barbarisme, le « compléteur » de Descartes. Il admire et il possède Fontenelle, D’Alembert, Diderot, et il s’assimile l’esprit du XVIIIe siècle entier chez Condorcet, qui en a extrait et clarifié la substance. Celui-ci est son maître préféré, son « père spirituel. » C’est Condorcet qui s’est approché le plus près, avant Comte, de la solution du grand problème, et, sans lui, Comte ne l’aurait sans doute pas découverte. C’est lui qui a ouvert la voie à la sociologie, en élucidant l’idée capitale de progrès. En même temps, Comte suit avec une curiosité passionnée les travaux des grands naturalistes et biologistes de son temps : Lamarck, Cuvier, Blainville, Gall, Bichat, Cabanis, Broussais. Il sent l’importance philosophique de ces sciences nouvelles, que Diderot avait déjà signalée. Il a entendu Destutt de Tracy dire que l’idéologie est une partie de la zoologie. Tout cela se retrouvera plus tard, fondu dans la forte unité de sa doctrine.

Mais en 1817, c’est-à-dire avant même que Comte eût connu Saint-Simon, un autre élément vint se joindre à ceux-là, et en contre-balancer l’effet. Le livre Du Pape parut, et la philosophie historique et politique de Joseph de Maistre fit sur l’esprit de Comte la plus profonde impression. Avait-il connu les ouvrages précédens du même auteur ? Nous ne le savons pas ; toujours est-il que, de son propre aveu, le livre Du Pape fut un événement dans l’histoire de son esprit. En fait, la trace des idées de Joseph