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il a enseigné à Taine la définition biologique de l’idée de milieu. C’est lui qui, le premier, a employé ce mot de « milieu » pour désigner « l’ensemble total des circonstances extérieures d’un genre quelconque nécessaires à l’existence de chaque organisme déterminé. »

Renan a parlé de Comte avec une extrême sévérité, et non sans quelque dédain. Sans doute, le style du Cours de philosophie positive devait indisposer souvent l’auteur de la Prière sur l’Acropole. Sans doute aussi Renan, qui fait un usage constant du mot « peut-être, » a dû trouver que Comte ne l’employait pas assez. Son infinie souplesse goûtait peu la roideur du système positiviste. Mais cette souplesse même lui a permis de s’assimiler beaucoup des idées de Comte, malgré l’incompatibilité de leurs tempéramens intellectuels. L’Avenir de la Science, ce programme enthousiaste des ambitions et des espérances de Renan, est d’un jeune homme qui a lu Comte d’aussi près que Burnouf. Presque à chaque page, la trace des idées positivistes y est visible. Très certainement, il faut faire leur part aux influences multiples, françaises et étrangères, que l’esprit de Renan a subies. Mais n’est-ce pas de Comte surtout qu’il a appris à regarder l’histoire comme « la science sacrée de l’humanité, » à attendre d’elle ce que l’on demandait jadis à la théologie, à transformer les anciens dogmes métaphysiques de la Providence et de l’optimisme en la croyance à l’idée positive du progrès, à concevoir enfin que la vérité et le bien ne sont pas des réalités immobiles, mais se réalisent peu à peu par l’effort des générations successives ?

Enfin, l’esprit positif profitait encore de la faveur croissante des sciences auprès du public, et du prestige de savans tels que Claude Bernard et M. Berthelot, pour ne citer que deux noms entre mille. Il semblait avoir pour lui les maîtres en l’art d’observer comme les maîtres en l’art d’écrire. Tout conspirait à son succès. Certes, d’autres doctrines restaient vivantes et agissantes. A côté du spiritualisme classique, toujours maître de l’enseignement public, le vigoureux criticisme de M. Renouvier, l’idéalisme, le néo-kantisme sous différentes formes, la philosophie catholique et plus tard le néo-thomisme trouvaient de nombreux et fervens disciples. Mais aucune de ces doctrines n’a atteint le point de diffusion extrême de l’esprit positif. Cet esprit s’est si intimement mêlé à la pensée générale de notre temps, qu’on ne l’y remarque presque plus, comme on ne remarque pas l’air qu’on respire.