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l’antagonisme qui l’oppose à la théologie et à la métaphysique. Mais Comte se regardait aussi comme le successeur et l’héritier des religions et des métaphysiques. Sa philosophie, selon lui, était plutôt une transformation qu’une négation des doctrines antérieures. Cet aspect de la doctrine ne ressort point dans l’exposé qu’en fait Littré. La philosophie positive, qui chez son fondateur est tout imprégnée du sentiment de la continuité historique, ne gagnait rien à être présentée comme un dogmatisme exclusif.

Enfin, les extraordinaires effusions mystiques de Comte pendant ses dernières années, la béatification de Mme de Vaux, « le dogme, le culte et le régime » de la religion de l’humanité, auraient suffi à éloigner pour longtemps la grande majorité des lecteurs. La bizarrerie est plus nuisible en France que la platitude. Comment l’auteur du catéchisme et du calendrier positivistes aurait-il pu être un grand philosophe ? Pour comble, cette religion de l’humanité, véritable contrefaçon du catholicisme, irritait à la fois presque tout le monde. Aux catholiques, elle paraissait sacrilège, et les libres penseurs voyaient en elle un pur produit de l’esprit « clérical ». Faut-il s’étonner si l’œuvre philosophique de Comte n’a pas été dès lors estimée à sa valeur ?

Le temps, toutefois, a peu à peu dissipé les préventions, et réformé les jugemens sommaires. En dépit des étrangetés de Comte, en dépit de l’insuffisance de ses disciples et des efforts de ses adversaires, la vertu philosophique de sa doctrine devenait manifeste. Ne voyait-on pas que, de tous les systèmes nés en France au XIXe siècle, celui-là seul avait franchi les frontières, et marqué fortement de son empreinte des penseurs étrangers ? Le tableau de la philosophie éclectique sera sans doute un chapitre indispensable dans l’histoire de l’esprit français. Mais, justement parce que cette doctrine est liée à une forme très particulière des rapports de l’Eglise et de l’Etat en France, elle n’a guère pu prendre racine ailleurs. Il est douteux qu’une histoire générale de la philosophie doive lui faire une très grande place. La doctrine de Comte, au contraire, est vite devenue un élément de la pensée philosophique en tout pays. Elle fut accueillie d’abord, en Angleterre et en Hollande, avec plus de sympathie qu’en France même. Stuart Mill, M. Herbert Spencer, George Lewes, George Eliot, nombre de philosophes et d’écrivains anglais s’en sont plus ou moins inspirés. Encore aujourd’hui, M. Harrison en défend avec talent les parties mêmes qui prêtent le