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dorés déjà des premiers rayons de l’imagination poétique ? Tout le monde pensait que le comte de Thorane resterait encadré dans la vie de Gœthe pour n’en jamais être détaché.

Mais c’était compter sans un digne amateur allemand que nous avons maintenant à présenter à nos lecteurs. Il s’agit de M. Frédéric-Martin Schubart, ancien théologien, aujourd’hui critique d’art. Quoiqu’il s’en défende, cet honorable savant appartient à une école, ou plutôt à une église, — d’ailleurs très éclairée, — qui remplit ses adhérons d’un véritable zèle. Tout ce qui se rapporte directement ou indirectement à l’objet de leur culte est, de la part de ces infatigables apôtres, matière à recherche. Même en voyage, ils trouvent moyen d’honorer par de nouvelles découvertes la religion qu’ils professent. On les appelle en Allemagne « philologues gœthéens » (Gœthe-philologen).

S’étant rendu à Cannes dans l’intention d’y passer l’hiver avec sa famille, M. Martin Schubart y entendit par hasard prononcer le nom de la ville de Grasse. Pour tout autre, il n’y aurait eu là rien que d’ordinaire. Mais pour un Gœthéen ce nom avait un sens à part et comme un timbre spécial. La phrase rapportée plus haut : Il était natif de Grasse, en Provence, non loin d’Antibes, résonna aussitôt à son oreille. Ce fut d’abord une occasion de relire le livre III de Dichtung und Wahrheit. Puis on pensa au comte de Thorane, on en parla, et bientôt l’idée naquit : si je tâchais d’en savoir davantage, si j’allais aux informations ?

Le premier résultat ne fut guère encourageant. Le nom de Thorane était inconnu : ou plutôt trop connu, car quatre ou cinq noms approchans furent offerts au choix du questionneur. Alors M. Schubarl (il nous conte son aventure avec une satisfaction qui ne cherche pas à se dissimuler) s’avisa d’un moyen différent. Il pensa aux tableaux : s’étant rendu à Grasse, il s’informa des peintures auprès d’un habitant à qui il s’était fait recommander. Au premier mot de peinture, on crut qu’il voulait parler des Fragonard. On sait que Grasse, patrie de Fragonard, conserve quelques toiles de ce grand artiste. Mais quand il eut expliqué qu’il s’agissait de tableaux non encadrés, encastrés dans la boiserie, comme s’ils faisaient partie des murs, ce fut un trait de lumière. En effet, il y avait deux maisons à Grasse avec des peintures de cette sorte : et même on disait qu’un général français avait, au siècle dernier, ramené d’Allemagne un peintre qui les avait ainsi établis.