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d’autant qu’il n’est pas toujours aisé de spéculer sur les nouvelles politiques. Les hommes d’État dignes de ce nom, les hommes de gouvernement soucieux de leur réputation, même dans notre République, répugnent à de telles pratiques ; mais comment une démocratie, qui impute si volontiers à ses élus de semblables indélicatesses, a-t-elle la naïveté de compter sur eux, ou sur leurs pareils, pour refréner la spéculation et pour punir les actes d’improbité ? Il est facile de réclamer le contrôle de l’État et des gens en place ; mais quand l’État délivrerait aux financiers un brevet de moralité et mettrait son poinçon sur toutes les affaires, qui garantira la vertu de ces contrôleurs patentés ? et n’est-ce pas le cas de répéter le Quis custodiet custodes ? Nos démocraties européennes encore adolescentes gardent, à cet égard, quelques-unes des illusions de la jeunesse. Elles pourraient, sous ce rapport aussi, prendre des leçons de la démocratie américaine, leur aînée en âge et en expérience. Si crédules que soient les foules, il faudrait aux Américains une dose peu commune d’optimisme, pour qu’ils osassent se flatter de moraliser les affaires et de purifier la finance en les plaçant sous la dépendance de l’État et des politiciens. Ils savent trop bien par quoi, dans les démocraties, s’acquiert l’influence politique, et par quoi elle se conserve. Comment les habitans de Chicago ou de New-York croiraient-ils encore que l’élection populaire est une onction conférant à ceux qu’elle sacre l’intelligence et la probité ? Ils ont vu à l’œuvre les bosses, les chefs des comités, les directeurs des caucus électoraux ; chacun sait que ces bosses sont les agens attitrés de la corruption ; que la plupart sont les hommes liges des rois de l’or, et que les plus indépendans mettent leur concours aux enchères. Si les autorités de Tammany Hall ressemblent parfois à des guides ou à des gardiens, c’est à la façon de ces chefs de tribus du désert qui font payer à leurs cliens une redevance pour les protéger contre les exactions de leurs pareils.

N’importe, même aux États-Unis, en ce pays où, pour cause, les politiciens sont tenus en si petite estime, il se trouve, dans les foules toujours promptes à l’espérance, des rêveurs pour attendre de l’État la moralisation des affaires. Il est vrai que, au-delà de l’Océan, les réformateurs qui font appel à l’État prétendent, d’abord, moraliser l’État et réformer les politiciens. Ce serait par-là, en effet, qu’il faudrait commencer ; mais si chacun en sent l’urgence, qui n’en comprend la difficulté ?