Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/319

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

loin de là un Lanier au corps glorieux passé à l’immortalité une fois pour toutes. Il apparaît dans le tableau symbolique que cette Américaine amie des arts a commandé à un peintre italien, Gatti, et où sont groupés tous les génies du passé, du présent et de l’avenir, ceux-ci perdus à demi dans les brumes lointaines et comptant parmi eux des femmes en grand nombre. Cette multitude d’élite, et de tous les siècles, entoure une montagne que domine le Christ, et de cette figure du Christ part la lumière qui éclaire le tableau, répandue brillante sur les personnages que Mrs Turnbull a fait placer chacun au rang déterminé par ses préférences. Me montrant une haute figure drapée qui marche en avant parmi les poètes de premier ordre, elle médit : « Voici Sidney Lanier ! » Et comme, tout admiratrice que je sois des hymnes du marais, je hasardais quelques objections timides, elle développa cette théorie que ce qui exalte un homme est beaucoup moins ce qu’il a fait que ce qu’il aspire à faire. Peu importe qu’une vie ait été courte, une œuvre peu volumineuse si cette œuvre et cette vie ont suffi à ouvrir des voies nouvelles à la pensée humaine. Les vrais poètes sont des initiateurs et des prophètes. Il arrive que leurs visions, en avance des temps où ils naissent, ne soient pas pleinement comprises, fût-ce par eux-mêmes, mais force leur est de transmettre au monde le message dont ils sont porteurs. La gloire vient plus tard.

Il en a été ainsi pour Lanier. Longtemps ses vers furent tournés en ridicule, déclarés inintelligibles parce qu’ils sortaient des formes reçues ; déjà, cependant, vers la fin de sa vie, il avait acquis la preuve qu’il pouvait impunément oser, qu’on lui pardonnait certaines innovations de facture et de rythme, qu’un groupe attentif commençait même à s’y intéresser. En octobre 1881, une réunion commémorative de professeurs et d’étudians eut lieu à l’Université Johns Hopkins où furent prononcés d’éloquens discours. Six ans après, une fête encore plus solennelle réunit à Baltimore les délégués de beaucoup d’autres villes. Le buste en bronze de Lanier fut offert à l’Université ; sur le piédestal taillé en marbre de Géorgie, se trouvait la flûte du poète et un rouleau de sa musique manuscrite. Ses propres paroles : Ce temps-ci a besoin de cœur, étaient tressées dans les cordes d’une lyre fleurie et force couronnes prodiguées en offrande. Nouveaux tributs non moins flatteurs, quand ensuite l’image du poète fut inaugurée à Maçon, sa ville natale. Et de plus en plus sont suivies