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reconstituerait cette statue entière. » Dans les Maîtres Chanteurs, l’inversion du rapport primitif, le renversement de l’ancien ordre de choses est radical. Nous n’avons plus affaire qu’à des voix qui ont trouvé un orchestre et qui s’en tirent comme elles peuvent. Orchestre prodigieux, sans pareil, et dont il est devenu banal de s’émerveiller autant que de se plaindre ; orchestre que le chant ou la déclamation embarrasse à peine moins qu’elle n’en parait elle-même embarrassée ; orchestre que les voix, non seulement inutiles ou étrangères, mais ennemies, ne font presque jamais que nous empêcher d’écouter, de suivre et de comprendre ; orchestre despotique et jaloux, qui prétend commander au lieu de concourir, et mettre à la place de l’expression unique et directe par la voix l’expression indirecte et multiple par les instrumens de plus en plus nombreux ; orchestre enfin dont la plénitude et la surabondance rend trop sensible et parfois intolérable à l’esprit, à l’oreille et je dirais presque à la vue elle-même, le vide produit sur la scène par son usurpation et sa tyrannie.

Telle est sur ce point la rigueur du système wagnérien dans les Maîtres Chanteurs, qu’à part le beau quintette italo-allemand du troisième acte, Wagner ne fait vraiment chanter ses personnages que lorsqu’il s’agit de traduire non pas une situation psychologique, non pas un état sentimental ou passionné, mais un chant véritable, et seulement un chant : que ce soit le chant d’un poète inspiré (lieder de Walther), celui d’un amoureux plus ou moins ridicule (sérénade de Beckmesser), ou enfin (Schusterlied de Sachs), un refrain de cordonnier. Ailleurs il ne s’oublie, ou ne se dément guère, et je ne trouverais plus à citer qu’une phrase toute en dehors, délicieusement mélodique et vocale, celle de Sachs, au second acte : L’oiseau qu’on vient d’ouïr, il a bon bec et larges ailes. Sans compter que Wagner alléguerait peut-être, pour son excuse, que, s’il chante en cet endroit, c’est parce qu’il y est question d’oiseau.

Cette rareté, pour ne pas dire cette absence, du lyrisme fait des Maîtres Chanteurs une œuvre plus strictement wagnérienne que pas une autre de Wagner. Dans le duo de Walther et d’Éva, au second acte, dans ce duo, qui devrait être d’amour, que ne donnerait-on pour que l’orchestre fit trêve un instant, pour entendre s’élever, pur et calme, un chant à deux voix comme l’admirable nocturne du duo de Tristan ! Ne parlons pas des splendeurs lyriques et vocales d’un Tannhäuser, d’un Lohengrin, qu’on récuse ou qu’on renie peut-être aujourd’hui. Levons les yeux vers le plus haut sommet de la Valkyrie. Sur le rocher sauvage et près de s’embraser, Wotan pour la dernière fois étreint la