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sur le noble front du chanteur, l’humble fille pose enfin la couronne d’amour.

Ce très mince sujet, familier et populaire, Wagner l’a traité par les mêmes procédés et dans les mêmes dimensions que les sujets épiques ou légendaires. Il n’y a pas moins ni de moindre musique dans les Maîtres Chanteurs que dans Tristan et Yseult ou le Crépuscule des Dieux. L’ouverture seule est colossale. L’œuvre entière, sans coupures, durerait cinq ou six heures ; et, d’une aimable histoire, bonne au plus pour deux actes de comédie légère, M. Hanslick se demandait naguère avec raison comment on a pu tirer une partition plus considérable que le Prophète ou les Huguenots.

Il est aisé de prévoir ce qu’aussitôt on nous opposera : le symbolisme, l’agrandissement, la promotion de l’humble sujet à la signification supérieure, à l’idéal universel. — Voilà justement ce dont nous sommes moins touché devant les Maîtres Chanteurs que devant tel autre ouvrage de Wagner : Lohengrin, Tannhäuser, le troisième acte de la Valkyrie, certaines scènes de Tristan ou de Parsifal. Le passage « du particulier au général », cet horizon reculé soudain, ces profondeurs où l’esprit tout à coup se plonge et se perd avec ravissement, Wagner, cette fois encore, s’est efforcé de nous les ouvrir. Mais il n’y avait peut-être pas lieu ; l’occasion manquait, ou la matière, et de l’effort trop grand nous sentons surtout l’exagération et l’excessive dépense. Que l’hymen de Walther et d’Eva symbolise l’union de l’aristocratie et du peuple, des commentateurs l’affirment. Éva n’en demeure pas moins la plus insignifiante — et de beaucoup — des figures féminines créées par Wagner. Quant à Walther, en dépit de ses admirables lieder, je ne peux voir en lui qu’un ténor et non pas un héros. Jusque dans le personnage de Hans Sachs, le vrai héros celui-là, très supérieur aux deux amoureux, je trouve encore de la boursouflure et du vide. Le matin de la Saint-Jean, après l’échauffourée de la nuit, plongé dans la lecture d’un vieil in-folio, à quoi pensez-vous que Sachs réfléchisse ou rêve ? Au déterminisme et au principe de causalité. Il cherche, nous dit-on, « à saisir sous les événemens de la veille les motifs intimes et cachés… C’est ce qui nous paraît être le hasard qui donne à toutes choses sa profonde signification. Les passions humaines ont éclaté… chacun a suivi une impulsion aveugle, violente ; quel est le principe de cette agitation ? L’humoristique et profond esprit du poète-philosophe le découvrira : c’est l’illusion, la grande et sainte illusion qui s’empare des sens des hommes et de leurs instincts, les domine et les guide, et donne ainsi naissance aux choses nécessaires. C’est dans