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la conférence du quatrième acte, et qui contenaient déjà le germe de son achèvement moral : « … Je suis en contradiction avec moi-même. D’une part, entraîné vers l’action forte et féconde qui nourrit les peuples, séduit par l’exemple de mon beau-frère et humilié lorsque je compare mon existence sonore et creuse de phraseur à la sienne, dont l’utilité est évidente, j’ai des crises d’émulation folle. Je voudrais le dépasser dans son activité muette. J’irais, s’il le fallait, élever des bœufs à la Plata ou conquérir le Pôle. Et puis je me demande à quoi bon. Oui, quand les prairies produiraient assez de viande pour nourrir tous les hommes, quand les usines fourniraient assez de drap pour les habiller tous, quand ils seraient tous riches et repus, à quoi bon, s’ils constituent un troupeau morne, dont ne s’élèverait pas un chant, dont ne se dégagerait pas une joie ? Un bétail à l’engrais, est-ce donc un idéal d’humanité ? Et alors je me dis qu’on peut faire mieux que de nourrir les peuples, on peut en être le parfum, la fleur, l’âme !… »

Mais être cette âme, cette fleur, ce parfum, il y en a un moyen plus sûr que de devenir un grand poète ou un grand artiste, ce qui ne dépend pas uniquement de nous ; un moyen moins orgueilleux, moins dangereux pour nous-mêmes, et moins aléatoire : c’est d’être bon, d’être aussi bon qu’on peut, et de l’être comme on le peut toujours. Et ainsi Jean reviendrait, non pas à son ancien apostolat, — qui fut théâtral et vain et qui le maintenait trop distant de ceux qu’il catéchisait, — mais à ce qui en dut être l’esprit, autrefois mal connu de lui-même. Il n’aspirerait plus qu’à pratiquer obscurément et ardemment ce qu’il prêchait jadis aux foules. Sa brusque démission de son premier rôle lui aurait donc servi à le mieux comprendre, — et à le reprendre d’un cœur délivré et purifié. Il concevrait cette vérité qui ne peut pas être trop répétée, que le salut économique de l’humanité ne fait qu’un avec son salut spirituel, et que la fin de la misère et la solution des « questions sociales » ne peuvent être procurées que par l’avancement de tous et de chacun dans la vertu et dans la bonté. S’il parlait encore aux hommes assemblés, il ne leur dirait plus que cela, et il le leur dirait humblement : mais il préférerait le dire en particulier à l’oreille des révoltés et des misérables, ou de ceux par qui ils souffrent. Il se porterait au soulagement des corps et au relèvement des âmes avec une bonne volonté fraternelle : car, ayant commencé par vouloir aider fastueusement les hommes, il finirait par les aimer. En même temps, il serait purgé de son orgueil aristocratique, pour en avoir aperçu les ressemblances avec cet orgueil des chefs de travail et d’entreprise, auquel précisément il a renoncé par scrupule et par tendresse de