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chose, et, depuis qu’il y a renoncé, il sent son néant. Néanmoins, il n’abandonne pas la théorie du lion : « Je crois au lion… Je m’incline devant les droits que lui donne sa griffe. » Et il dit qu’il veut encore expliquer cela aux ouvriers, plus doucement cette fois… En somme, il ne fait que balbutier, dans ce dernier acte, des idées confuses et contradictoires. Cependant, il s’y trouve des indications qui pourraient être poussées, et dont je m’étonne que M. de Curel n’ait rien voulu tirer. A un endroit, Mariette dit à l’Hamlet des Cercles catholiques : « Ce qui les a rendus furieux, c’est que vous apportiez du pain en nous retirant votre âme. » — Ne pensez-vous pas qu’il serait permis, là-dessus, de concevoir une autre suite à l’histoire morale de Jean :

Il essayerait d’abord de se conformer aux idées de Boussard, d’être un de ceux qui « ouvrent des sources nouvelles à l’activité humaine », d’être un chef de travail ; et il y réussirait à peu près, car son hérédité le prédispose du moins au commandement. Mais il n’aurait toujours pas la paix intérieure. Il ne se résignerait pas à ce que son nouveau rôle comporte de dureté nécessaire, d’indifférence aux souffrances individuelles. Il reconnaîtrait que le masque qu’il a rejeté n’était plus entièrement un masque, et qu’en l’arrachant il s’est arraché des lambeaux de lui-même. Ce n’est pas impunément qu’on a, pendant des années, pratiqué, ne fût-ce qu’extérieurement, la charité selon l’antique tradition chrétienne, en faisant l’aumône, en donnant aux pauvres son bien, en secourant directement des misères particulières. Ce n’est pas impunément qu’on a, dans la cathédrale du Mans, parlé un jour devant dix mille hommes et communié avec cette foule dans une pensée de fraternité et d’amour, sous le grand frisson de l’unanimité spirituelle. D’avoir, en des circonstances solennelles, répété après le Christ certaines paroles divines, les « paroles de la vie éternelle », en présence d’une multitude qui peut en rendre témoignage, cela ne s’oublie pas ; cela engage peut-être pour toute une vie terrestre. Jean de Sancy aurait donc la nostalgie de la simple charité. Les mots qu’il prononçait jadis d’une bouche savante, il les sentirait maintenant avec son cœur. — Il y aurait été conduit par sa sensibilité nerveuse, par l’image horrible du sang qu’ont fait répandre ses premiers essais de bienfaisance scientifique et léonine. — Puis il se dirait (car nous l’avons toujours vu éminemment scrupuleux) qu’il n’a pas encore expié le crime de son enfance, et que cette bienfaisance, qui consiste à aider les autres en ne songeant qu’à soi, ne saurait vraiment être considérée comme une expiation.

Il se rappellerait aussi les choses qu’il disait à l’abbé Charrier après