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de moi. C’est une charité plus sûre que celle qui s’emploie à consoler les hommes de la vie ou à soulager directement leurs inévitables maux. L’homme fort, le héros, l’uebermann est nécessairement bienfaisant… Il n’y a qu’une seule espèce d’êtres secourables : ceux qui ouvrent des voies nouvelles à l’activité humaine. » Cette conversation de Georges et de Jean est une des choses les plus éloquentes que j’aie entendues, car l’éloquence y est précise avec éclat et d’une magnifique plénitude. Et ce n’est pas seulement un tournoi d’idées : c’est une scène de drame, puisque la transformation d’une âme commence de s’y opérer.

Donc Jean est d’abord très frappé de cette idée que tout ce qu’il a fait pour réparer son crime, non seulement ne lui a rien coûté, mais lui a apporté honneurs, renommée, et toute sorte de délectations vaniteuses. Sa conscience est épouvantée du profit qu’il a tiré, malgré lui, de son repentir. Un épisode l’émeut particulièrement. Il a fait très bien élever, à ses frais, la fille de l’ouvrier mort dans la mine, Mariette. Elle vit à présent dans sa maison et aide à sa femme de charge, en attendant qu’il lui trouve un mari. Or il découvre qu’il est aimé de Mariette, passionnément aimé. Il lui dit : « D’un mot je puis changer ton amour en haine et me délivrer de ta reconnaissance qui est mon plus grand châtiment. C’est moi qui ai tué ton père. » Mais Mariette : « Mon père rentrait ivre tous les soirs, et a battu ma mère tant qu’elle a vécu, puis il m’a battue quand elle a été morte… Je vous dois plus qu’à mon père, et si vous pensiez me guérir, vous n’avez pas réussi. »

Ainsi, la fille de l’homme qu’il a tué l’adore ; et, puisqu’elle l’adore, elle va donc souffrir par lui ; et voilà encore un bel effet de son repentir ! D’autre part, il se ressouvient des théories de Georges sur la vie « la plus utile », qui est celle des chefs de travail, des propagateurs d’activité : il se dit que, s’il embrassait cette vie-là, il serait en réalité plus bienfaisant aux hommes tout en perdant son renom de spécialiste de la charité, et qu’il réparerait donc sa faute plus efficacement qu’il n’a pu le faire jusqu’ici par son apostolat de cabotin. — En même temps, il a senti que les discours de Georges caressaient en lui un instinct secret, et que son orgueil de gentilhomme y retrouvait son compte. Il a compris que le féodal d’aujourd’hui, c’est l’homme qui, par la volonté, l’argent ou la science, mène derrière lui et alimente de travail son troupeau d’hommes. — Tant qu’enfin, sous la parole révélatrice de l’industriel philosophe, l’orateur des cercles ouvriers renonce à son caractère d’emprunt, laisse tomber le masque, retrouve son tempérament primitif et la vraie figure de son âme. « C’est fini, dit-il. Ma carrière de philanthrope est brisée !… »