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de la Momie. Flaubert consacre à la résurrection du passé plus de la moitié de son œuvre : Salammbô l’aide à se « débarbouiller » de la vulgarité de ses Bovary ; il peine sur l’Éducation sentimentale, mais il écrit avec amour la Tentation de saint Antoine, Hérodias, la Légende de saint Julien l’Hospitalier ; et tandis qu’entassant sur les niaiseries de Bouvard les âneries de Pécuchet, il élevait un laborieux monument à la bêtise humaine, il rêvait d’un récit de la bataille des Thermopyles, majestueux et simple. Tolstoï fait un large tableau de la société russe contemporaine du premier Empire. George Eliot remonte, par delà le XVIIIe siècle, jusqu’à l’Italie de la Renaissance. Tous ils ont éprouvé le besoin de sortir de leur temps, d’échapper à l’oppression et à la tyrannie du présent, de réjouir leur imagination par le spectacle d’autres mœurs, d’élargir leur intelHgence par la compréhension d’autres idées, d’éclairer par la comparaison les données mêmes de l’observation, d’éprouver enfin la valeur de leurs procédés en les appliquant à des sociétés qui avaient eu le loisir de se réaliser complètement. Chez nos romanciers naturalistes, rien de semblable. Ils ont ignoré ce souci. Ils n’ont pas eu le sens du passé. C’est un fait. Les conséquences en sont considérables.

D’abord, sans le passé, il n’y a pas de poésie. Pour qu’elle devienne une matière capable d’éveiller l’imagination des poètes, il faut que la réalité ait été transformée par la lente élaboration du temps. Homère ou Virgile, Dante, Tasse, Milton en fourniraient la preuve. Les Achille, les Roland, les Rodrigue, au cours de leur vie mortelle, étaient des hommes pareils à tous les autres hommes et médiocres comme eux. Mais à mesure que leur image s’enfonçait dans le lointain, on les a vus grandir et prendre taille de héros. L’époque où s’encadre leur figure bénéficiait de la même métamorphose et s’élevait aux proportions épiques. L’humanité, blessée par le présent, défiante d’un avenir trop incertain, fait planer sur les temps accomplis une image embellie d’elle-même et place dans le recul des âges la chimère d’une époque où la nature plus jeune était meilleure, où la terre était plus féconde, où les poitrines plus larges enfermaient des cœurs plus généreux. Elle veut du moins être dupe et avoir le mirage des biens qui lui ont été refusés ; aussi, pour se donner à elle-même l’illusion que cet idéal de bonheur et de perfection où elle aspire ne l’aura pas toujours déçue, se plaît-elle à imaginer qu’il a été une réalité d’autrefois. Les peuples qui n’ont pas de tradition n’ont pas de poésie.

Les chansons populaires primitives supposent déjà une longue habitude de la rêverie, et peut-être ne nous semblent-elles si charmantes que parce qu’elles éveillent, chez les civilisés que nous sommes,