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aux spéculateurs de bien meilleures chances ; achetez du sucre fin courant, vingt-cinq sacs ; en moins d’un mois, vous aurez un bénéfice de 80 pour 400. Quelle valeur financière, banque, rente ou mine, donne de pareils résultats ? »

C’est ainsi qu’on voit des hommes étrangers aux affaires, des sportsmen, uniquement occupés de leurs chevaux et de leurs maîtresses, s’engager sur les blés ou sur le café, comme ils parient sur un jockey, ou comme ils mettent cinquante louis sur une carte. En tant que propriétaires fonciers, ils dénoncent volontiers aux sociétés agricoles la spéculation cosmopolite, « dont les agissemens pèsent sur les produits nationaux » ; mais qu’ils aperçoivent une chance d’encaisser quelques centaines de louis, ils ne se font pas scrupule, à leur tour, de spéculer sur les céréales ou sur les sucres. Naïveté ou cynisme, certains vont jusqu’à vouloir jouer à coup sûr, comme des grecs de tripot. Des clubmen se font les familiers des courtiers de grande marque, cherchant, à force de cajoleries, sinon à se faire associer à leurs opérations, du moins à leur arracher un avis, une indication, un « tuyau ». Ils voudraient, ces beaux joueurs, connaître le dessous des cartes, acheter et vendre sans risques. Ils ont peine à comprendre qu’un spéculateur sérieux est obligé de garder le secret sur ses opérations ; qu’il ne peut se fier aux confidens ; que, en cas de complications ou d’imprévu, il se réserve, sans le dire, de retourner sa position, passant rapidement de la baisse à la hausse, ou de la hausse à la baisse, selon les circonstances. Et si, malgré les renseignemens qu’ils croient avoir dérobés aux meneurs du marché, ces clubmen viennent à perdre, ou s’il leur arrive d’être joués par un partner du métier, ils s’indignent, ils font du bruit, ils crient à la corruption ; ils dénoncent à la vindicte publique les madrés compères qui leur ont faussé compagnie. Au lieu d’invoquer la morale qui n’a rien à y voir, il serait plus digue, de leur part, de s’en tenir à Longchamps et au baccara. Pourquoi rendre la Bourse responsable des mésaventures que leur attirent leur naïveté ou leurs compromissions avec les gens d’affaires ? Quand, sans savoir nager, on se jette dans des eaux bourbeuses, on ne doit pas s’étonner de perdre pied et d’avoir la bouche pleine de vase. La société n’a pas de larmes à verser sur de tels mécomptes.