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crime est aisément absous, dès l’abord, par ceux mêmes dont il viole les droits et dont il broie les cœurs. Dans tous les momens où l’on prévoit un obstacle à la passion des deux bienheureux damnés, le poète indulgent le fait disparaître et, avec lui, la « situation ». On pourrait dire, sans trop d’exagération, qu’il supprime le drame pour ne pas faire trop de chagrin à ses amoureux.

Entendez-moi bien. Que le roi Argius, ayant reconnu dans Tristan le meurtrier de son frère, se contente de lui donner congé ; que la douce Oriane adore son infidèle époux ; qu’elle lui pardonne d’être l’amant d’Yseult ; qu’elle le recueille et le soigne quand il est blessé ; et qu’elle lui pardonne encore, et qu’elle pardonne même à sa rivale ; que. d’autre part, Tristan, époux d’Oriane, et Yseult, femme du roi Mark, s’aiment invinciblement et que, malgré tout ce qui est entre eux, ils s’appartiennent dès qu’ils se retrouvent : tout cela est fort bien : la légende est telle ou à peu près ; et j’en crois sentir la beauté. Mais je me plains de n’être ému ni de ces souffrances, ni de ces miséricordes, ni de cette fatalité tragique. Je voudrais que ceux qui pardonnent aient l’air de souffrir un peu, et se débattent du moins un moment ; et je voudrais que ceux qui font tant souffrir les autres en aient quelque conscience, quelque trouble et quelque remords, même inutile. Et si l’on m’assure que ce que je réclame est en effet dans la pièce, je répondrai qu’il n’y est guère, puisque je ne m’en suis pas aperçu ; que, le cœur affadi par tant de fleurs, de printemps, de soleil, d’étoiles, d’idéal et d’éternité, je percevais toute cette vague musique sans y pouvoir attacher aucun sens, et que la critique du fond revient donc ici à celle de la forme. C’est grande pitié que, le rideau baissé, cette formidable histoire d’amour m’ait paru rendre le même son que la romance de M. Faure :


Saluez ! c’est l’amour qui passe ;
Alléluia ! oui, c’est l’amour !


et que ces deux vers harmonieux, mais inoffensifs, me semblent encore, à l’heure qu’il est, résumer avec exactitude les propos de Tristan, d’Yseult, d’Oriane, et même, finalement, de ce brave Gorlois.

Je relis la « scène de l’aveu », une de celles qui furent le plus applaudies, et que le poète a dû particulièrement « soigner ». « Doux regards... jour béni... rêve divin... blanche comme une hostie... le seuil des paradis... les ailes d’un ange... », telles sont les images fortes et neuves qui ornent les premiers vers de la déclaration de Tristan. Là encore le poète se montre grand conciliateur. C’est en