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même temps qu’elle les distingue par ses tonalités, — comme la nature le fait elle-même. — Précisément parce qu’elle ne peut donner un accent, c’est-à-dire un arrêt brusque, elle est supérieure au crayon quand il faut passer, sans heurt, du grave au doux et de la nuit au jour. Le trail a de grandes qualités idéographiques. On donne l’idée d’un corps par sa silhouette et sa délimitation dans l’espace : on ne le montre pas dans son essence. Dès que le dessinateur veut remplir l’espace délimité, la « silhouette », il sent l’imperfection de son outil. C’est une boutade d’Ingres, que de dire « que la fumée même doit s’exprimer par le trait. » En réalité, la fumée ne peut s’exprimer que par le ton. Et toute ombre est plus ou moins fumée. Ce n’est donc pas avec le trait seul qu’on peut ombrer une figure ; et, tant pour la délicate gradation du ton que pour l’impeccabilité du contour, il faut bien reconnaître la supériorité de la photographie.

Enfin, la photographie, mieux que le plus agile crayon au monde, surprend certains effets précieux, mais insaisissables, soit par leur multitude, soit par leur brièveté : un nuage qui passe dans le ciel, un troupeau qui passe sur la terre, une armée ondulante au gré des reliefs et des creux des vallons, le fouillis mouvant d’une bataille de fleurs, la complexe furie d’une meute coiffant un sanglier, le déferlement des vagues sur un récif ou encore le cumulus des vagues qui roulent lourdement vers le rivage, le stratus des courans qui se forment dans la mer et le fin cirrus des traces que chaque flot, sculpteur habile et patient, laisse au sable de grèves qu’il a habitées… Et le multiple fléchissement des ailes des colombes qui viennent, d’un tournoiement souple, se poser à terre, comme ces âmes que Dante vil attirées par son cri miséricordieux, et le fugitif plissement des fossettes d’une femme rieuse, et le rapide serrement des muscles d’un homme surpris, et les remous d’une foule, — tout ce que le vent, l’orage, la gravitation, le feu, l’espoir, la colère, le plaisir, font fléchir, agiter, tomber, flamber, secouer, contracter ou sourire !… Combien souvent le dessinateur a regretté de ne pouvoir saisir l’envolée subtile d’un geste, l’agencement inédit d’un groupe, le miroitement rare d’un coup de lumière ! Il y a donc des raisons pour qu’un artiste, devant certains effets, prenne parfois l’objectif, au lieu de prendre le crayon ou le pinceau à lavis. Moins souple sous certains rapports, c’est un instrument plus délicat sous d’autres et toujours plus rapide. On ne saurait pas plus le taxer