Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/528

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

De tous ces partis et de toutes ces fractions de partis, le comte Taaffe avait su se faire comme une bague au doigt, comme un anneau qui ne s’était pas rompu, mais qu’on avait appelé à faux eiserner Ring, l’anneau de fer. C’était plutôt, si l’on peut le dire, un anneau de caoutchouc, qui se prêtait aux transformations, s’allongeait ou se resserrait, mais ne paralysait ni n’alourdissait trop la main. Et, tout en gouvernant le plus souvent par des Slaves[1], le comte Taaffe n’avait eu garde de gouverner pour eux au point de paraître gouverner contre les Allemands, qu’il évitait soigneusement de pousser à bout. Pendant les quatorze ans que dura son ministère, sa grande étude fut de ne rien faire d’irréparable : et l’irréparable, c’était de laisser porter la lutte des partis sur le terrain des nationalités. Tant qu’il n’y avait en conflit que des libéraux et des cléricaux, une droite et une gauche, ou même des droites et des gauches, il pouvait y avoir des accommodemens ; entre les uns et les autres, le ministère pouvait trouver sa place, prendre son équilibre, quoique instable, et vivre. Entre les nationalités slave et allemande lâchées, il ne pouvait qu’être écrasé. Et cela allait singulièrement plus loin que la vie, assez indifférente, en somme, d’un ministère. De là, le « jeu de bascule », la perpétuelle oscillation du comte Taaffe, sa politique flottante et comme tremblotante. On peut croire que cette politique ne répugnait point à sa nature ; pourtant, il ne l’avait pas choisie par goût : elle lui était imposée par les conditions mêmes de l’Autriche. Embarqué, par une grosse mer, sur un navire qui « roulait » », il « roulait » avec le navire.

Une politique aussi compliquée, aussi diverse, et qui devait tenir compte de tant de données, multiforme et toute en nuances, exigeait, on le comprend, d’incessantes négociations, employait de nombreux agens, une légion d’informateurs, espèces de commis voyageurs, de « placiers » parlementaires, ou d’ « observateurs de l’esprit public », qui couraient par les groupes, en quête des secrets désirs et des arrière-pensées de celui-ci ou de celui-là. Mais des auxiliaires de ce genre sont aisément compromettans : il faut, quand on s’en sert, beaucoup d’adresse pour ne pas être leur prisonnier, et on ne leur échappe que dans la mesure où

  1. Depuis 1880, les Polonais, les Tchèques et les Slaves du Sud. Slovènes et Croates de Dalmatie, avaient, de concert avec les cléricaux allemands, formé le fond de la majorité du comte Taaffe, tandis que l’opposition était formée des débris de la Gauche unie : Club allemand. Club allemand autrichien, réunion des Nationaux Allemands »