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le culte du moi, il avait jadis encouragé la jeune génération dans sa tendance à l’individualisme ; il juge aujourd’hui que le triomphe de l’individualisme serait désastreux pour une nation ; que nous ne pouvons rien par nous seuls, attendu que nous ne sommes rien par nous-mêmes ; et qu’au lieu de laisser s’émietter les forces en une poussière d’individus, il faut les grouper en des blocs solidement constitués. Il n’admet plus que l’énergie soit bonne par nature et de quelque façon qu’elle se manifeste ; mais il pense qu’il importe surtout de savoir par quelle méthode et dans quel sens on la dirige. Le point de vue auquel il se place est le point de vue social. Trop de chimères et trop de sophismes ont faussé la conscience publique : il n’est que temps de la redresser. C’est la tâche à laquelle M. Barrès s’applique laborieusement. L’œuvre qu’il nous apporte est une œuvre de bonne volonté. Son livre est le livre d’un homme que nous tenions de longue date pour homme d’esprit, mais qui aspire désormais à être classé parmi les bons esprits.

Comment M. Barrès a été amené à choisir le sujet des Déracinés, ou plutôt comment il s’est vu imposer ce sujet par le développement même de sa pensée, par sa situation personnelle, par les circonstances, il est facile de l’indiquer. Le roman politique est à la mode : plusieurs essais viennent d’en être tentés coup sur coup. C’est qu’il se dégage naturellement de la période tourmentée que nous venons de traverser. Des événemens d’un relief saisissant se sont succédé pendant un court espace de temps. Nous avons été témoins de brusques péripéties, de fortunes subites, de lourds effondremens. Il y avait du drame dans l’air. Ç’a été d’abord l’aventure boulangiste, déchaînant les ambitions, affolant les cerveaux, faisant éclore des rêves insensés. C’a été ensuite le scandale de l’affaire de Panama, dénonçant le vice d’un système de gouvernement, mettant à nu la plaie du régime. En vérité il y avait de quoi frapper l’attention des littérateurs et les détourner pour un moment de leurs méditations sur les jeux de l’adultère. Mais nul parmi eux n’était mieux placé que M. Barrès pour écrire ces pages d’histoire contemporaine. Il a passé par la vie politique : il sait comment se font les élections, comment on y réussit, et comment on y échoue ; il a dirigé un journal ; il a fait partie de la Chambre ; il a assisté à telles séances mémorables ; même il a su traduire le spectacle qu’il a eu sous les yeux. Un article de journal où il dépeignait « leurs figures » le désignait pour être le portraitiste des parlementaires tarés. D’autre part, suivi comme un guide par quelques jeunes gens, combattu par d’autres, M. Barrès a eu l’occasion de se