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les échos, frissonnèrent et moururent. Du Breuil avait tressauté, habitué depuis trois jours à ce morne, à cet étouffant silence, qui, des forts muets, était tombé comme une nappe de plomb sur la ville et sur les camps. Instinctivement, il tourna les yeux vers le Saint-Quentin, et, malgré la distance, il perçut, plus qu’il ne la vit, la manœuvre suprême. On amenait un drapeau, on eu hissait un autre. Metz gisait sous les couleurs allemandes. La France venait de perdre une armée de 173 000 hommes, dont 3 maréchaux, 6 000 officiers, 41 aigles, 1407 pièces de canon, 200 000 fusils, sans parler d’un immense matériel de guerre.

Il franchit l’ouvrage avancé de la porte, traversa les vieilles fortifications, le pont-levis des fossés pleins d’eau, les solides remparts. On ne pénétrait en ville que par une étroite ruelle, entre deux murs de bastions. Il aperçut dans une guérite le casque à pointe, l’arme sur l’épaule d’une sentinelle ennemie. Il fallut dévorer la honte, passer sous le regard insolent du rustre.

La rue de Paris était vide. Pas une âme sur le pont des Morts ni sur le Moyen-Pont. La Moselle roulait son torrent d’eaux jaunâtres, au-dessus desquelles la pluie brouillait ses écheveaux. À mesure qu’il avançait, il sentait s’appesantir autour de lui le silence des derniers jours. Un instant troublée par le coup de canon, l’immense nappe s’étendait plus lourdement. Boutiques fermées, fenêtres closes. De loin en loin, une femme en deuil qui se hâtait.

Il suivait machinalement le chemin de la place d’Armes. Mais un détachement du 14e régiment d’infanterie en avait pris possession. Entre les deux grands trophées de pierre, immobile dans son linceul de crêpe collé par la pluie, Fabert semblait contempler fixement les habits sombres, les casques bas de l’avant-garde prussienne. Du Breuil recula précipitamment. À travers les rues à demi désertes, où se montraient seuls les habitans forcés de sortir et quelques Messines portant des rubans tricolores à leurs corsages noirs, il erra longtemps. La pluie tombait toujours. Il |n’avait pas conscience de l’heure. Soudain d’aigres musiques, lointaines encore, retentirent du côté de la rue Serpenoise. Déjà des figures allemandes se montraient, un pullulement de juifs, de fonctionnaires, de médecins. De rauques syllabes étrangères déchiraient ses oreilles. Il s’étonna de coudoyer, dans un frôlement pacifique, ces hommes qu’hier il eût été forcé de tuer. Son impuissance ravivait sa haine. Il pâlit de souffrance à l’idée qu’il pouvait rencontrer le baron de