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est apte à comprendre et le reste seulement à exécuter ; que par suite l’essentiel n’est pas de persuader les intelligences, mais de tenir l’énergie de presque tous aveuglément soumise aux ordres de quelques-uns, elle formait dans la démocratie naissante une caste, la plus dédaigneuse du peuple, la plus infatuée d’elle-même, la plus fermée. Sans doute cette poignée de révolutionnaires aristocrates était trop peu nombreuse et trop raffinée pour dominer seule la multitude et accomplir les œuvres de brutalité puissante. Mais l’œuvre jacobine étendit l’œuvre maçonnique. Elle fut maçonnique par l’origine : les Jacobins eurent pour fondateurs trois adeptes des loges, Duport, Barnave et Lameth. Elle fut maçonnique par la doctrine : les Jacobins eurent aussi se prétendaient seuls en possession de la vérité politique, seuls en droit de l’imposer, seuls autorisés à transmettre ce monopole aux affiliés qu’il leur plairait de choisir, et seuls capables de pourvoir par des épurations constantes au maintien de l’orthodoxie parmi eux. Elle fut maçonnique par le gouvernement : à Paris et dans les provinces, les affiliés des loges ne cessèrent d’être en nombre dans les clubs, et les meneurs, qui dirigeaient à la fois l’une et l’autre puissance, mirent les forces jacobines au service des projets conçus par la secte. En offrant aux violens et aux cupides le pillage de l’ancienne société, elle s’assura des mercenaires qu’elle n’eût pas voulu pour siens, des subalternes du vice, des scélérats trop compromettans ; elle dirigea par ses hommes de pensée ces hommes de main ; elle eut l’art de se dissimuler derrière une société publique, de concentrer sur celle-ci les regards, l’odieux des mesures et le péril des représailles ; elle y demeura, comme l’âme dans le corps, présente, mais invisible, et prête, quand l’usure du temps et des fautes aurait fait du corps un cadavre, à s’échapper de cette habitation temporaire, et à continuer sous d’autres formes une vie toujours intacte. Ainsi succombèrent la générosité, la justice, et la paix qui étaient dans les vœux de la France. Et la dérision suprême du démenti donné à tant d’espoirs ne fut ni la perpétuité des discordes, ni le cynisme des factions à se disputer le pouvoir pris à la nation, ni l’atroce prodigalité avec laquelle les fous et les scélérats se tirent largesse des institutions publiques, des bonheurs privés, de la vie humaine : la honte particulière de la Révolution française fut qu’elle subit, au nom de l’égalité, la domination d’une secte, et, au nom de la liberté, la loi d’une société secrète.