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LE DÉSASTRE.

Du Breuil descendait chez son hôtesse. Une casquette de fourrure entre les doigts, le vieillard tenait les lèvres serrées, les paupières basses, tout confit d’importance :

— Commandant, dit-il, bien que vous ne m’ayez pas reconnu, je vous ai rencontré souvent depuis le soir de Borny, je viens m’ouvrir à vous parce que votre visage m’inspire de la confiance. Écoutez donc ! — Il baissa la voix, en regardant autour de lui : — Votre maréchal nous trahit tous ! Je l’ai vu allez chez les Prussiens !

— Monsieur Poiret, un homme de votre âge…

Le vieillard reprit avec énergie :

— Un homme de mon âge, commandant, sait ce qu’il dit, quand il a vu. C’était le 26 septembre, un lundi soir. Je portais une bouteille d’eau-de-vie aux francs-tireurs d’Ars pour leur faire boire la goutte. Il faut vous dire que j’ai un cousin parmi eux. Je me suis arrêté au bout du pont. J’entends arriver des chevaux et je vois passer le maréchal Bazaine avec un trompette d’artillerie et un chasseur ou un hussard, qui portait un fanion blanc. Un peu plus tard, ils sont revenus seuls. Je leur ai dit : « Comment, vous revenez seuls ? » Ils m’ont répondu : « Oui, nous avons l’ordre de rentrer au Ban Saint-Martin. » Même, j’ai donné une prise de tabac au trompette. Où était donc allé Bazaine ? chez les Prussiens, monsieur !

Du Breuil restant incrédule, il s’irrita :

— Si j’étais le seul, encore ! Mais un menuisier de Moulins, Paquin (c’est son nom), par deux fois a reconnu le maréchal qui se rendait vers les lignes d’Ars, et l’a vu entrer chez les Prussiens. Je suis un vieil homme tranquille, quel intérêt aurais-je à venir vous raconter cela pour m’attirer des ennuis ? Je vous le dis et je vous le répète ; — il étendit la main solennellement — Bazaine va comploter avec l’ennemi !

Du Breuil, afin de calmer la surexcitation croissante du vieillard, cherchait à le convaincre qu’il s’était trompé, et non sans peine le congédiait, en lui recommandant le silence.

« C’est bien fort ! se disait-il une fois seul, c’est impossible ! » Il y songea tout le jour. Le lendemain, une lugubre corvée lui échut ; il allait au cimetière de l’armée, dans l’île Chambière, s’assurer qu’il était impossible de rendre le corps d’un lieutenant de dragons d’Oldenbourg, mort à l’hôpital et réclamé avec instance par sa famille. Il traversait ensuite le bivouac des lanciers de la Garde. Dans la boue, sous l’ondée, les grands chevaux étiques,