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avec beaucoup de patience et de bonne grâce comment se fabrique la chose. Une autre me présente la pelote qu’elle vient d’achever et qui a la prétention d’imiter une tomate.

Cette fraîche et jolie personne est une abandonnée de l’hospice. Les Shakers ont beaucoup de répugnance à prendre pour les élever des enfans dont ils ne connaissent pas la famille, mais celle-là, me dit l’ancienne Harriet, ne se ressent certes pas d’avoir été jetée dans le monde on ne sait ni où ni comment.

Une troisième a des yeux de sainte Thérèse ; c’est la seule physionomie ardente que j’aie vue parmi tous ces calmes visages. Auprès d’elle je reconnais une novice à ses beaux cheveux découverts et à je ne sais quel air d’indécision mélancolique qui me fait mal augurer de sa vocation.

Une grosse fille réjouie et décidée qui ne réussit pas à contenir sous le bonnet réglementaire de petites boucles brunes résolues à ne pas obéir, chuchote avec les anciennes, et voilà un concert improvisé. Elle dépose sur la table de milieu une grande boîte à musique, présent fait depuis peu à la communauté, et les chants patriotiques, les hymnes religieux se succèdent, écoutés avec recueillement par ce naïf auditoire. Les deux vieilles, les mains croisées sur leurs genoux, pensent peut-être à leur jeune temps où la musique instrumentale était redoutée à l’égal d’un péché ; l’ancien Henry seul de son espèce, tel qu’un coq au milieu de cette troupe de femmes, si l’on peut appliquer le nom de coq à un Shaker sans l’offenser, murmure tristement qu’ils ont mieux que cela à Canterbury, un harmonium digne de rivaliser avec ce qui se fabrique de plus parfait. Jadis les Shakers se glorifiaient de n’avoir rien de commun avec le monde. Ceux d’aujourd’hui tiennent à prouver qu’ils ne restent pas en arrière de la civilisation ; ils craignent un peu de se singulariser ; c’est mauvais signe. Et la boîte à musique chante toujours, et le soleil se joue radieux à travers les vitres étincelantes sur les détails austères de cet intérieur immaculé, sans rencontrer nulle part un grain de poussière.

La salle de vente est dans un autre bâtiment encore : très spacieuse, garnie de tiroirs du haut en bas, elle offre un étalage de boîtes et de paniers à ouvrage, confectionnés pour la plupart avec le tissu essentiellement shaker dont j’ai parlé tout à l’heure. Ces bagatelles se vendent sur les plages à la mode et dans les villes d’eaux, d’un bout de l’Amérique à l’autre. Les sœurs font aussi