Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui est réaliste, et pareillement ibsénien quand il lui plaît, est, par surcroît, romantique, ayant un cerveau très impressionnable, curieux et changeant d’autodidacte ; un cerveau où les acquisitions intellectuelles, faites au jour le jour, et avec une surprise passionnée, ne sont peut-être pas encore toutes rangées dans un ordre parfait. Et cela est charmant.

Il s’agit donc d’amener de Paris Angèle, la sœur égarée, pour que cette fille, avec l’autorité que lui confère une expérience très spéciale, tire la morale désolante de toute la pièce. Une sœur de la première femme de M. Dupont a laissé 60 000 francs à ses deux nièces, Angèle et Caroline. Il faut qu’Angèle vienne signer chez le notaire. La scène où M. Dupont, attendant cette fille pour qui il fut si dur et qu’il n’a pas vue depuis quinze ans, prépare les phrases prudentes et convenables par lesquelles il l’accueillera ; l’arrivée d’Angèle, très « comme il faut », modeste de toilette et de manières ; M. Dupont oubliant les phrases préparées, et tout l’entretien se réduisant à des banalités, sous lesquelles on sent seulement un peu d’embarras et d’émotion ; si bien que M. Dupont constate avec étonnement que « mon Dieu ! ça s’est très bien passé... », tout cela est d’une vérité excellente, d’une touche mesurée, juste et fine. Et cela a produit grand effet, comme font toujours les scènes très simples, mais pleines de sous-entendus navrans, et où l’on voit bien qu’il ne peut rien y avoir, mais où il est horriblement triste qu’il n’y ait rien...

Je me suis rappelé le Père Achille de M. Alphonse Daudet (Etudes de paysages). Un vieil ouvrier a eu un fils d’une maîtresse avant son mariage. Ce fils, devenu grand garçon, vient voir son père, « seulement pour le voir, pour le connaître. C’est vrai, ça m’a toujours un peu taquiné de ne pas connaître mon père. — Sans doute, sans doute ; vous avez bien fait, mon garçon », dit le père Achille. Ils vont prendre un litre chez le marchand de vin. « Qu’est-ce que vous faites ? demande le père ; moi, je suis dans la charpente. » Le fils répond : « Moi, dans la serrurerie. — Est-ce que ça va bien, chez vous, les affaires ? — Non, pas fort. » Et la conversation continue sur ce ton. Rien à se dire, rien... Le litre fini, le fils se lève : « Allons, mon père, je ne veux pas vous retarder davantage ; je vous ai vu, je m’en vais content. Au revoir ! — lionne chance, mon garçon. » Ils se serrent la main froidement ; l’enfant part de son côté, le père remonte chez lui ; ils ne se sont plus jamais revus. — L’entrevue de M. Dupont et d’Angèle n’est pas la même chose, mais c’est quelque chose d’analogue ; et c’est aussi bien.

Le parti pris pessimiste et romantique, le « fait exprès » morose et