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cette vision d’ensemble d’une œuvre énorme et diverse, parfois choquante et parfois admirable, qui reflète toutes sortes d’influences, témoigne de toutes sortes de recherches, et s’épanouit enfin, dans ses meilleures pages, avec un éclat merveilleux d’originalité, de puissance et d’imprévu ; en sorte que le même artiste, qui tout à l’heure semblait un élève hésitant ou docile aux partis pris, s’y révèle soudain comme un maître égal peut-être aux plus grands, — en tout cas unique en son genre, créateur de ses formes et de ses modèles, aussi extraordinaire par la force de son imagination que par ses qualités d’exécution. — Je voudrais essayer de résumer ici les impressions d’une visite trop rapide à la Kunsthalle, en y joignant quelques renseignemens sommaires sur la personnalité, haute en couleurs, d’Arnold Bœcklin. M. William Ritter et M. Paul Seippel dans la Suisse française, M. Max Lehr, M. Hermann Grimm et bien d’autres en Allemagne, ont publié sur lui des études assez étendues pour que nous ayons au moins quelques notions de sa vie et de son caractère. Nous nous servirons de ces écrits pour éclairer ou compléter les impressions que nous avons rapportées soit de l’Exposition actuelle, soit d’autres rencontres avec les peintures de Bœcklin, et de l’examen des trois recueils de photogravures qui ouvrent aux visiteurs de la Kunsthalle un aperçu sur son œuvre complète.

Comme tous les maîtres, Bœcklin a fait plusieurs fois son propre portrait. L’Exposition de Bâle nous en offre deux exemplaires, — sans parler d’esquisses de moindre importance et de la belle médaille de M. Sandreuter. L’un de ces portraits date de 1872. Bœcklin avait alors quarante-cinq ans. Il venait de s’installer à Munich, après avoir passé cinq ans dans sa ville natale, laquelle, on s’en souvient, est la ville par excellence de la « Danse des morts ». Impressionné par les souvenirs de Holbein et de ses élèves, il représenta, penchée à son oreille, la Mort jouant du violon. Lui-même, en veston d’atelier, tenant sa palette et son pinceau chargés de couleur verte — de couleur d’espérance, — tourne à demi la tête pour écouter cette étrange musique. Il ne voit pas le spectre qui grimace tout près de lui ; mais il l’entend : sa figure, plutôt dure, encadrée d’épais cheveux raides et d’une barbe plus claire, plus mousseuse, à tons d’acajou, exprime le double effort d’une attention soutenue et d’une angoisse intense, qui travaille la pensée derrière le front plissé et douloureux. Cela est un peu « romantique » si l’on veut, — mais d’un grand effet. En même temps qu’une composition