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bien Corneille lui-même s’est perdu clans ses dernières œuvres, puisque surtout il y a compromis le vrai caractère de la tragédie en le confondant avec celui du mélodrame historique, j’insisterai sur ce que j’ai souvent appelé le « naturalisme » de la tragédie de Racine, et j’y ferai voir, avec la raison de sa profondeur, le secret de sa puissance, et la promesse de son éternité. D’éternelles Hermione seront abandonnées et trahies par d’éternels Pyrrhus, qu’elles ne cesseront pas d’aimer, et qu’elles tueront plutôt que de le laisser passer aux bras d’une autre femme. D’éternelles Iphigénie seront sacrifiées par d’éternels Agamemnon, leur père, à de funestes ambitions de fortune, d’honneurs ou de gloire. Mais comme c’est ici la perfection de la tragédie, sa victoire donne en quelque sorte le signal ou l’avertissement de sa décadence prochaine. Elle va périr de l’exagération même de son propre principe qui sera, pour l’avoir voulue trop générale, de se représenter la beauté comme c de l’eau pure, qui ne doit point avoir de saveur particulière. » C’est un mot de Winckelmann, à l’occasion, je crois, de l’Apollon du Belvédère, et il me permettra de faire un rapprochement instructif entre les destinées de la tragédie humaine, et celles de la sculpture grecque, ou de la peinture italienne.

Mais, de plus, et par un phénomène bien digne d’attention, ce qui achève de désorganiser notre tragédie, c’est que les circonstances réintroduisent dans sa notion ce qu’on en avait expulsé pour la constituer. Ce sera ma troisième leçon et, — comme je ne pense pas que l’on connaisse beaucoup le vieux Crébillon à Bryn Mawr, et que je ne vois pas de raisons pour qu’on l’y connaisse, ni que j’y aide, — Voltaire me suffira, son Œdipe, sa Zaïre, son américaine Alzire. Rien n’est plus « noble », et plus « décoloré ». La tirade y abonde :


Grand Dieu, j’ai combattu soixante ans pour ta gloire...


et la fausse éloquence, et le faux lyrisme par conséquent. Mais le hasard surtout ou la fortune y jouent le premier rôle, c’est-à-dire l’arbitraire ou le « romanesque ». Le hasard a voulu qu’Orosmane s’éprît de Zaïre, unam ex multis ; le hasard a voulu que le père de Zaïre fût depuis des années le captif d’Orosmane ; le hasard a voulu qu’on l’envoyât racheter au moment même où Zaïre allait épouser Orosmane ; le hasard a voulu que son libérateur fût son fils et le frère de Zaïre ; et le hasard enfin