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n’ose pas se livrer, et pourtant un instinct de sa nature fait qu’il aurait besoin de sentir sur lui l’intérêt et la sympathie. De là une cause permanente d’inquiétude et de tristesse. Pour éviter la lutte, il se retire et se dérobe. Une raillerie suffirait à lui faire perdre contenance ; c’est pourquoi il prend les devans. De là cette attitude de mystificateur, ce rôle appris et patiemment soutenu. L’ironie peut se concilier avec des dispositions de nature assez différentes ; dans beaucoup de cas, et entre autres dans celui de Mérimée, elle n’est que le sourire méfiant de la timidité.

C’est ainsi que ces lettres où nous trouvions tout à l’heure des réflexions sur la politique européenne nous apportent maintenant des confidences discrètes sur la nature de celui qui les écrivait. La variété y est le signe de la vie. On passe d’une anecdote à une réflexion morale, d’un croquis à un paradoxe, d’un souvenir de voyage à un souvenir de lecture. Il y a des portraits en pied, des silhouettes, des mots à l’emporte-pièce, des boutades. Il y a des pages achevées, des lettres soigneusement « faites », et des billets griffonnés à la hâte. Il y a de l’esprit partout, de la fantaisie, du naturel, et cet art de tout dire agréablement qui est l’essence même du genre. Mais on voit aisément pourquoi Mérimée y a si bien réussi. S’il a écrit beaucoup de lettres et s’il y a dépensé beaucoup d’art, c’est d’abord que le temps ne lui a pas fait défaut. Quoiqu’il ait des fonctions officielles et qu’il fasse partie de plusieurs commissions, Mérimée est homme de loisir. Sans être riche, il a une aisance suffisante et qui lui permet de ne pas attendre du labeur de sa plume la subsistance quotidienne. Il écrit à ses heures. Il est libre de paraître dans le monde et de cultiver quelques amitiés choisies : et ce sont là les conditions essentielles d’un commerce épistolaire. Il a fréquenté la société la plus élégante, pour y prendre certaines habitudes d’esprit, un air distingué et libre qu’on ne prend que là : il a entretenu avec quelques amis, d’une façon suivie, une intimité intellectuelle. Homme du monde, a-t-il quand même sa vanité d’auteur ? Cela est certain. Du moins sait-il que la vanité d’auteur est une forme de la sottise. Il évite de nous entretenir de ses livres et surtout d’en célébrer les mérites incomparables. S’il est amené à parler d’une de ses œuvres, de telle « petite drôlerie » qu’il a écrite jadis, il le fait en passant, avec détachement et comme s’il s’agissait des ouvrages d’un autre. Il affecte de ne pas être un auteur de profession et se donnerait plus volontiers pour un amateur. De fait, il a des dons variés et une culture étendue. Il sait plusieurs langues, et il les sait bien : cela lui a permis d’approfondir des littératures très différentes, sans