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être presque immédiatement mobilisé, le peu qu’il doit apprendre lui étant transmis par les anciens du régiment. Du reste, on lui fait faire l’exercice deux fois par jour, le matin et au coucher du soleil. Il ignore la ponctualité, ce n’est pas un automate, mais il est discipliné et plein de bonne volonté : tout venant de Dieu, résister au chef serait résister à Dieu. — De son éducation : elle est, ce qu’on ne sait pas assez en Europe, religieusement démocratique : les mêmes instructions d’après un même Livre ont réuni sur les bancs de la même école le fils du vizir et le fils du charretier ; ils ont les mêmes mœurs, les mêmes formules de politesse, rien ne les sépare. Ils appartiennent tous deux à la noble race ottomane, et demain la volonté toute-puissante du Padischah peut élever l’un et abaisser l’autre. C’était, à Larissa, et bien à tort, un sujet de scandale pour beaucoup d’Européens, de voir un simple soldat s’asseoir dans un restaurant à côté d’un colonel, et prendre familièrement son repas à la même table. L’obéissance n’en souffre pas, pour les raisons que j’ai dites plus haut. De plus, il n’est pas un homme en Turquie pour s’imaginer qu’il puisse résister à la volonté du Padischah, quel qu’il soit. Ce n’est pas le sultan Mourad ou Abdul-Hamid, c’est le Sultan « en soi ». Enfin, il y a la tradition guerrière. Paysan ou homme de peine, propriétaire ou fonctionnaire, il ne l’est qu’accessoirement, pour ainsi dire ; en essence, il sait qu’il est une unité du vaste camp qu’est l’Empire turc, camp qui s’est arrêté un jour sur les bords de la Méditerranée et de la Mer-Noire, mais qui doit toujours être prêt à reprendre sa marche sous les vieilles bannières des tribus. C’est pourquoi officiers et troupes acceptent n’importe quelles mesures de mobilisation ou de recrutement, partent avec un équipement à peine suffisant, sans argent, sans même l’assurance consolatrice qu’on s’occupera de leur famille. C’est pourquoi aussi la préoccupation des instructeurs — la remarque est de Von der Goltz — ne doit pas être d’inculquer l’obéissance, comme aux troupes européennes, en domptant les volontés par des exercices qui n’ont pour but que de briser des révoltes ou des dégoûts individuels contre le métier et la discipline. Ces révoltes et ces dégoûts n’existent pas ; on ne s’occupe que de l’obéissance devant l’ennemi. Le tempérament, la conception de vie du soldat, l’éloignent à la fois de l’emportement et de la peur, et il ne perdra pas sa présence d’esprit dans des occasions où un soldat d’Occident verrait la sienne l’abandonner. Un