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minutes des coreligionnaires qui, suivant leur usage, n’ont point quitté la place. Il revient nous annoncer la bonne nouvelle, et son œil brille. « Ils ont du vin kasher, nous dit-il, c’est-à-dire qui a été préparé suivant les rites, et ce vin n’est point empoisonné de résine ; ils ont du mastic, des chambres avec un divan sur lequel on peut coucher, toutes les joies de l’existence. C’est là qu’il faut aller. »

Et c’est là en effet que nous sommes installés depuis près d’une semaine. Notre premier soin a été de nous procurer des provisions, que nous avons fait venir d’une propriété grecque située au-delà des lignes turques, à Tchatma, et que nous avons fort honnêtement payées : un mouton, un troupeau d’oies, des poules, des œufs, une grande bouteille de « mastic », l’alcool du pays, qui est excellent. On vient nous voir, on nous envie, nous sommes de grands seigneurs. Dans la maison qu’occupait le prince Constantin, en face de nous, est installée l’ambulance de la Banque ottomane, dirigée par un Suisse, le docteur Lardy, et surveillée par Bonkowski-Pacha. J’y retrouve deux Français, les docteurs Robineau et Monod. Leur ambulance n’est pas un miracle d’organisation : — la Banque ottomane a fait ce qu’elle a pu, très généreusement. — Elle a été doublée par une mission russe, dirigée par le docteur Lang ; le personnel médical est excellent, mais le service officiel militaire qui devrait servir de point d’appui à ces efforts de l’initiative privée est insuffisant. Il faut toujours se rappeler le mot d’un vieux général ottoman à Von der Goltz : « Nos blessés ? Mais nous les laissons mourir ! » Cela lui paraissait tout naturel, et cela paraît tout simple aux malheureux blessés eux-mêmes. Couchés sur leur manteau, car les lits ne sont pas assez nombreux, ils ne profèrent pas une plainte, ils attendent leur sort, décidé de toute éternité par une infinie puissance, avec un calme qui vient de la certitude des joies futures. S’ils meurent, ils seront schehids, c’est-à-dire martyrs. Seul, peut-être, en Europe, le soldat russe possède la même résignation, le même esprit de renoncement, la même simplicité devant la mort. On ne pourrait écrire qu’ils la souhaitent, car ils sont entre les mains de Dieu, et ne sauraient avoir de désir ; mais ils la préfèrent obstinément à une amputation qui les sauverait, mais les mènerait au Paradis — telle est leur croyance — avec une jambe ou un bras de moins. Aussi les grandes opérations sont-elles rares.

A quelques centaines de pas de notre demeure, tout près du