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n’y avait qu’à prêcher la contrainte morale, le moral restraint.

Quelques écrivains, peu sympathiques à Malthus, ont sans doute été singulièrement loin en représentant la première édition de son livre, celle qui fit une impression si saisissante, comme « une brochure de politique conservatrice. » C’est M. Nitti qui s’exprime ainsi, et il revient à chaque instant sur ce reproche : il parle du « fragile édifice politique bâti par l’audacieux pasteur de Haileybury » ; il relègue cette œuvre puissante parmi les écrits qui ne sont « qu’un effort continuel pour légitimer certains intérêts et défendre certains abus. » Il est regrettable que des écrivains qui ne manquent ni de talent, ni de savoir, comme M. Nitti, attribuent ainsi un but mesquin ou vil à de grands penseurs dont ils ne partagent pas les idées ou les conclusions. Les écrivains socialisans se complaisent dans ce travers ; ils ne veulent reconnaître aucun désintéressement, aucune sincérité, aucune vue purement philosophique et scientifique à ceux dont ils n’adoptent pas les doctrines. L’adhésion ardente que donnèrent à la doctrine de Malthus des démocrates aussi sincères que Stuart Mill disculpe celle-ci de toute inspiration réactionnaire.

Les faits ont, pendant une cinquantaine d’années au moins, paru donner raison à Malthus ; la population, dans son pays, et chez toutes les nations civilisées, continua de s’accroître avec une rapidité inconnue auparavant ; si cette marée montante de la quantité des êtres humains n’a pas excédé le progrès parallèle des subsistances et des produits utiles à l’homme, du moins elle a empêché, dans une certaine mesure, chaque membre des nations civilisées de profiter, autant qu’on aurait pu l’espérer, du perfectionnement des procédés de production.

Il était visible que, si le livre de Malthus avait un retentissement prodigieux, ses conseils n’éveillaient dans les couches populaires aucun écho. Nul ne se souciait du moral restraint, la contrainte morale, qu’il recommandait ; et aucune nation, prise dans son ensemble du moins, ne recourait encore aux pratiques vicieuses et condamnables qu’il réprouvait hautement. De 1801 à 1888, d’après M. Emile Levasseur, la population s’éleva dans le Royaume-Uni de 16 millions un quart à plus de 37 millions ; en Allemagne, de 25 millions à 47 ; en Autriche-Hongrie, de 25 à près de 40 ; en Italie, de 17 et demi à près de 30 ; en Belgique, de moins de 3 millions à près de 6 ; en Suède, de 2 300 000 à 4 700 000 ; en Suisse, de moins de 2 millions à près de 3 ; en Espagne, de 11 à