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sorte indéfini. Cette révolution économique n’alla pas sans souffrances : en l’absence de toute institution tutélaire, de toute combinaison d’assurances et d’aide mutuelle, la substitution du travail automatique au travail à la main, les détournemens de clientèle, les chômages parfois des établissemens nouveaux, dont la production de temps à autre anticipait, sinon sur les besoins, du moins sur les habitudes et les goûts, déterminèrent un paupérisme qui, s’il n’était pas plus étendu peut-être qu’autrefois, se trouvait plus concentré et plus ostensible.

On discutait beaucoup sur les causes de ces misères humaines ; la plupart des écrivains du temps, l’un d’eux surtout, assez apprécié alors et qui ne doit plus qu’à son célèbre adversaire le peu de notoriété qui lui reste, Godwin, en rendaient responsables le gouvernement et la société. Les richesses étaient mal réparties, disaient-ils, le gouvernement ne prenait pas assez la défense des classes pauvres. Alors parut Malthus qui, dans un livre retentissant, son Essai sur le principe de la population, ayant dans la première édition la forme d’un opuscule de médiocre étendue, mais d’une audacieuse et provocante netteté, substitua à la thèse de Godwin une théorie toute nouvelle. Ce modeste pasteur de campagne, âgé de trente-deux ans, annonçait, avec une verdeur d’expression qui n’a jamais été dépassée, que le grand coupable, la cause essentielle de la misère, c’est la prolificité humaine. Présentée en termes simples et incolores, cette proposition eût pu ne faire qu’un médiocre effet ; mais elle était lancée dans le monde avec un éclat et en quelque sorte une furie, avec une brutalité d’images, et aussi avec un appareil de formules rigides et précises, qui ne pouvaient laisser le lecteur insensible ; il était mis en demeure de se prononcer pour ou contre la théorie de l’auteur. On connaît ses deux fameuses progressions : les subsistances tendent à augmenter dans une progression arithmétique et la population dans une progression géométrique ; l’équilibre est donc sans cesse rompu ; il ne se rétablit approximativement que par l’action des freins (checks) répressifs ou destructifs, à savoir la misère et la mort prématurée. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que la population consentît à user des freins préventifs, qui sont de deux natures, la contrainte morale (moral restraint) et les pratiques vicieuses. Malthus recommandait énergiquement la première et condamnait non moins énergiquement les autres.

Ces deux progressions, ces deux catégories de freins (checks)