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pensait : — « O jeunesse, ô vieillesse saintes ! — qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? » Ils descendirent l’escalier en se tenant par la main, et la tante poussa un cri : — « O mes enfans ! dit-elle. Et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. » La bonne vieille retrouva dans sa mémoire les chants alternés qui avaient retenti à son repas nuptial, et elle leur apprit à en accompagner l’omelette au lard : « Nous répétions ces strophes si simplement rythmées, avec les hiatus et les assonances du temps ; amoureuses et fleuries comme le cantique de l’Ecclésiaste ; — nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été. »

Encore quelques années, et Sylvie était devenue une demoiselle. Elle portait les modes de la ville, chantait avec prétention des airs d’opéra et avait abandonné la dentelle ; elle était gantière. Le soir où Gérard de Nerval découvrit que Mlle Jenny Colon était Adrienne, il eut l’idée, pour « reprendre pied sur le réel », d’aller revoir son amie d’enfance. Il monta dans la patache de Senlis, arriva avant l’aube au bourg de Loisy, dont c’était la fête, et trouva Sylvie au bal. Sa figure était fatiguée. Des fleurs pendaient dans ses cheveux dénoués et sur les dentelles fripées de son corsage. Un gros dadais ébouriffé se tenait auprès d’elle. Dans la journée qui suivit, Gérard de Nerval l’emmena promener. Elle fit seller un âne, comme lorsqu’on va à Robinson, et dit en arrivant aux ruines de Châalis : — « C’est un paysage de Walter Scott, n’est-ce pas ? » Son compagnon tout déconfit mettait néanmoins en elle son espoir, parce qu’elle était « le réel ». Une première fois il se jeta à ses pieds, la suppliant de le sauver de « l’image vaine » qui traversait sa vie ; mais ils furent interrompus par les gros rires de deux paysans avinés dont l’un était le dadais du bal. Une seconde fois, dans un chemin désert, il essaya de lui parler de ce qu’il avait dans le cœur : — « Mais, dit-il, je ne sais pourquoi, je ne trouvais que des expressions vulgaires, ou bien tout à coup quelque phrase pompeuse de roman. » Une troisième fois, il fut encore empêché par quelque bagatelle, et il se tint alors pour averti : le sage n’essaie pas de réconcilier le rêve et la vie, de peur d’un heurt qui mette l’un et l’autre en pièces. Il remonta dans la patache et revint à Paris.

Le choc que sa prudence avait évité, d’imprudens amis l’amenèrent, en le présentant à l’actrice dont la contemplation lui suffisait. Les conséquences furent lamentables. Jenny Colon