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un an, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être d’ailleurs : je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image, — je m’en informais aussi peu que des bruits qui ont pu courir sur la princesse d’Elide ou sur la reine de Trébizonde. » Cela dura jusqu’à ce qu’un incident puéril fît soudain tournoyer devant les yeux de son esprit la ronde d’enfans dansée avec Adrienne sous un ciel de couchant : — « Tout m’était expliqué… Cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me prenait à l’heure du spectacle, pour ne me quitter qu’à l’heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d’Adrienne… La ressemblance d’une figure oubliée depuis des années se dessinait désormais avec une netteté singulière… Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice !… et si c’était la même ! » L’énigme restait insoluble ; toutefois il ne s’en tourmentait pas outre mesure, et veillait seulement à compléter son bonheur par des jouissances moins lointaines, sinon moins pures.

L’une des petites paysannes avec lesquelles il avait tant joué à s’embrasser, du temps où il habitait au village, était devenue une dentellière jolie et sage. C’était Sylvie, dont il a conté les métamorphoses successives ; à mesure que les campagnes devenaient plus « éclairées ». Chaque révolution dans les mœurs lui avait ôté un peu de poésie. Elle avait été d’abord « une enfant sauvage ; ses pieds étaient nus, sa peau hâlée, malgré son chapeau de paille, dont le large ruban flottait pêle-mêle avec ses tresses de cheveux noirs. » Elle aimait alors les courses folles avec des cris joyeux, et chantait les vieilles chansons des aïeules : Dessous le rosier blanc, — La belle se promène, ou Quand Biron voulut danser. » Gérard l’emmenait boire du lait à la ferme, où on lui disait : — « Qu’elle est jolie ton amoureuse, petit Parisien ! »

Sylvie avait grandi. Ses bras et son teint avaient blanchi, ses mains de dentellière s’étaient délicatement allongées, et elle écoutait Gérard lui réciter des passages de la Nouvelle Héloïse ; mais elle était encore simple et gaie. Un jour qu’ils étaient allés manger une omelette au lard chez une vieille tante à elle, ils découvrirent dans un tiroir de la chambre haute les habits de noce de la bonne femme et de son défunt et s’amusèrent à les revêtir. Les pastels de l’oncle et de la tante à vingt ans les regardaient faire avec leurs figures de braves gens : — « Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ? me disait Sylvie. » Et Gérard