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une seule fois à Gérard, sur une place verte devant un vieux château, et il s’était demandé, en mettant un baiser d’enfant sur sa joue rose, dans quelle existence il l’avait déjà rencontrée. Il avait vécu depuis dans l’attente d’Adrienne. Qu’elle fût morte, cela n’était pas un obstacle insurmontable ; puisque les âmes transmigrent, celle de son unique amour était peut-être passée dans le corps d’une autre femme, moins inabordable pour lui que ne l’eût été une descendante des rois de France. Mais il fallait la reconnaître, et l’on pouvait se tromper, malgré les avertissemens des « sympathies occultes » et les communications établies par les songes entre le monde visible et le monde des esprits. On pouvait aussi tarder à se rencontrer. Gérard de Nerval considérait notre globe comme un immense Guignol où les âmes viennent répéter leur rôle et étudier leurs gestes, à de certaines périodes de leur cycle sans fin. « C’est ainsi, dit-il, que je croyais percevoir les rapports du monde réel avec le monde des esprits. La terre, ses habitans et leur histoire étaient le théâtre où venaient s’accomplir les actions physiques qui préparaient l’existence et la situation des êtres immortels attachés à sa destinée. » L’âme d’Adrienne pouvait avoir été envoyée à l’autre extrémité des tréteaux divins, de même qu’elle pouvait frôler Gérard sous un déguisement. Cependant, lui et elle devaient fatalement se retrouver un jour ou l’autre à cause du « lien », du lien « mystique et indestructible », créé par leur rencontre dans une vie antérieure dont Gérard avait gardé un insaisissable mais sûr souvenir. Ces idées paraissent folles à qui a mis sa confiance et sa foi dans la science : « L’arbre de science, écrivait Gérard de Nerval, n’est pas l’arbre de vie. » C’est ce que disent aussi les occultistes d’à présent. Qui est fou ? Qui ne l’est pas ? Quand Gautier vieilli rappelait ses souvenirs sur le compagnon de sa jeunesse, il avouait qu’entre romantiques la distinction était presque impossible, parce qu’il était trop difficile dans leur monde « de paraître extravagant. » La même situation se représente de nos jours pour les nouvelles générations. Il sera bientôt impossible de « paraître extravagant », dans notre âge de névrosés, d’alcooliques et de morphinomanes. Sans cesse la question se pose : qui est fou ? qui ne l’est pas ? et bien habile qui peut y répondre avec certitude.

Gérard de Nerval lui-même n’y était point parvenu d’emblée. Avant d’admettre qu’il était en commerce régulier avec l’au-delà, il avait eu sa période de doute, pendant laquelle il aurait donné