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murailles furent recouvertes d’une couche de détrempe, et il y eut désormais à Paris un bourgeois de plus convaincu qu’on avait tort, selon l’expression de Théophile Gautier, de laisser circuler les romantiques sans muselière.

Lors du déblaiement de la place du Carrousel, au début du second empire, Gérard de Nerval racheta aux démolisseurs les boiseries du salon du Doyenné et fit nettoyer les tableaux, qui allèrent rejoindre dans une mansarde poussiéreuse les bibelots échappés aux accidens dont sa vie était fertile. « Où avez-vous perdu tant de belles choses ? » lui demandait un jour Balzac. « Dans les malheurs », répondit Gérard. « Les malheurs » lui arrivaient dans l’état de rêve où son moi mystique menait silencieusement une existence qui était de plus en plus la seule vraie à ses yeux. De plus en plus aussi, celle dont nous venons de dire les excentricités n’était, dans sa pensée, qu’un décor ; il fallait, pour s’y tromper, ignorer que le monde extérieur est une vaine apparence ; mais presque tous les hommes en sont là, et il est alors impossible de se faire comprendre d’eux. Gérard de Nerval en faisait tous les jours l’expérience ; ses commensaux ne s’apercevaient pas qu’il était continuellement absent, alors même que son corps était au milieu d’eux.


IV

Il était d’usage entre romantiques de croire à tout ce qu’avait cru le moyen âge. Quand on ne le pouvait absolument pas, on tâchait au moins d’en avoir l’air et de parler sérieusement des gnomes ou des vertus cachées des spécifiques. Gérard de Nerval était de ceux qui croyaient réellement au monde et aux sciences occultes. Personne n’avait en eux une foi aussi sincère. Il n’était jamais à court de légendes où les forces secrètes de la nature obéissent à des volontés mystérieuses, et il les murmurait avec des accents d’une persuasion irrésistible. « Tous nous y avons cru, dit un contemporain, ne fût-ce qu’un instant, quand Gérard de Nerval nous en parlait. Il avait dans la voix des inflexions si douces, qu’on se prenait à l’écouter comme on écoute, un chant. Tous ceux qui ont entendu cette voix ne l’oublieront jamais[1]. » Pendant longtemps, cet univers invisible qui était le sien au

  1. Bell, loc. cit.