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salle sur les combattans, et, si cela ne les calme pas, on lève un certain appareil qui bouche hermétiquement l’issue. Alors, l’eau monte, et les plus furieux demandent grâce. »

Les nouveaux venus payaient une tournée aux chiffonnières, « pour se faire un parti dans l’établissement en cas de dispute. » Une vieille à qui Gérard de Nerval avait offert un « verjus » l’en récompensa par des confidences : « Toi, lui dit-elle, tes bien zentil aussi, mon p’tit fy ; tu me happelles le p’tit Ba’as (Barras) qu’était si zentil, si zentil, avec ses cadenettes et son zabot d’Angueleterre… Ah ! c’était z’un homme aux oiseaux, mon p’tit fy, aux oiseaux !… vrai ! z’un bel homme comme toi ! » Un second verjus acheva de lui délier la langue : « Vous ne savez pas, mes enfans, que j’ai été une des merveilleuses de ce temps-là… J’ai eu des bagues à mes doigts de pied… Il y a des mirliflores et des généraux qui se sont battus pour moi ! » Gérard de Nerval ne regretta point son argent ; on ne pouvait payer trop cher les souvenirs d’une belle du Directoire. Il ne sortit de chez Paul Niquet qu’à l’apparition de la police, qui avait affaire à l’un des cliens. Le soleil se levait, des tas de bottes de fleurs encombraient le trottoir, l’air était embaumé.

Il passait au moins cinq nuits par semaine à errer de la sorte « comme un chien perdu », se faisant réclamer lorsque la police le ramassait, se réfugiant de lui-même au poste en cas de pluie et payant alors son écot en histoires et en chansons. Il dormait ensuite le jour, dans quelque lieu qu’il se trouvât : « Parfois, rapporte Maxime Du Camp, sur le divan de l’atelier de Théophile Gautier, j’ai vu un petit homme… pelotonné sous un plaid et dormant : c’était Gérard de Nerval, qui venait se reposer de ses pérégrinations nocturnes… J’aimais à causer avec lui lorsque je parvenais à le réveiller, ce qui n’était pas toujours facile. »

Tout à coup, « le bon Gérard » disparaissait. On n’entendait plus parler de lui. Ses amis ne s’en mettaient pas en peine. C’est que l’idée lui avait pris de voyager et qu’il s’en était allé directement des Halles à Munich, ou à Rotterdam, ou plus loin encore. En dehors des commis voyageurs et des explorateurs, peu d’hommes ont fait autant de lieues que Gérard de Nerval. Il connaissait la moitié de l’Europe sur le bout du doigt, pour l’avoir arpentée dans tous les sens, et à pied, autant que faire se pouvait. Ses préparatifs de départ n’étaient pas plus compliqués que ceux des oiseaux migrateurs ; il s’envolait, libre comme l’air, léger comme