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la ceinture[1]. » Il était tenu d’avoir un nom « truculent », ce qui menait les Auguste Maquet et les Théophile Dondey à se baptiser Augustus MacKeat et Philothée O’Neddy. Ses pensées ne devaient jamais être ordinaires ; quand Petrus Borel, dit le Lycanthrope, publia ses Rhapsodies, il osa accepter les épigraphes que des amis avaient osé lui offrir : — « Ça trouillotte, » ou « Pauvre b… » Son imagination ne devait pas non plus être ordinaire, car il était indispensable qu’une contredanse sous la tonnelle lui représentât « une bacchanale », et un lapin sauté « une orgie », destinées à mettre Dieu au désespoir et à attirer ses foudres sur le célèbre cabaret de la mère Saguet. Dieu s’étant tenu coi, les romantiques piqués au jeu lui prouvèrent leur satanisme en buvant à la ronde dans la coupe très peu ragoûtante fabriquée par Théophile Gautier avec un crâne humain et une poignée de commode. Le crâne avait été fourni par Gérard, qui le tenait de son père ; c’était celui d’un tambour-major tué à la bataille de la Moskowa. Les convives dissimulaient leurs grimaces, dans l’heureuse conviction d’aider par ce sacrifice à l’émancipation de la littérature française. Que n’eût-on point fait pour la littérature, en cet âge de féconds enthousiasmes ?

Un bon romantique ne reculait devant rien pour se donner des airs moyen âge, pas même devant les pourpoints qu’il fallait se faire attacher dans le dos par son portier, pas même devant les chevelures mérovingiennes et les redingotes hongroises dont l’assemblage, en prenant la moyenne des dates, donnait un contemporain de la première croisade. Il s’étudiait à avoir l’œil fatal, la voix caverneuse et le teint cadavéreux. Son ambition suprême, qu’on aurait tort de railler, était de « se soustraire aux tyrannies de la civilisation » en apprenant à se passer de tout ; Petrus Borel couchait dans les démolitions et se nourrissait de pommes de terre cuites sous la cendre, sans sel, — le sel était le luxe du dimanche, — pour pouvoir se promener du matin au soir suivi de ses disciples, « le coin de son manteau jeté sur l’épaule, traînant derrière lui son ombre, dans laquelle il n’aurait pas fallu marcher[2]. » Temps ingénus, où les mères emmenaient coucher leurs filles quand Monpou se mettait au piano pour chanter l’Andalouse ! Temps heureux, où rien ne coûtait pour caresser sa chimère et servir la cause du beau !

  1. Théophile Gautier, Notice sur Gérard de Nerval.
  2. Théophile Gautier, Histoire du romantisme.