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grand-père aida le vieillard à cultiver ce champ, et fut récompensé patriarcalement en épousant sa cousine. » Gérard de Nerval omet d’ajouter que Pierre Laurent devint ensuite « linger » à Paris, dans le quartier Saint-Martin. J’imagine que, ne trouvant aucune grâce à cette profession de citadin, il l’avait oubliée, afin de ne garder en mémoire que l’image du grand-père courbé sur son soc, et le dirigeant avec prudence entre les granits et les bruyères qui couvraient une partie de ce petit bien.

La mère de Gérard de Nerval était fille de Pierre Laurent. Elle s’était mariée toute jeune à Etienne Labrunie, chirurgien-major dans les armées impériales. Ils n’eurent pas d’autre enfant que Gérard, né à Paris, rue Saint-Martin, le 22 mai 1808. Mme Labrunie s’en fut le plus tôt possible rejoindre le régiment, et les siens ne la revirent guère. Elle n’est pour nous qu’une ombre, mais les ombres peuvent avoir de la physionomie, et celle-là nous apparaît dans une attitude un peu penchée, remplie de douceur et de mélancolie : « Je n’ai jamais vu ma mère, écrivait son fils ; ses portraits ont été perdus ou volés ; je sais seulement qu’elle ressemblait à une gravure du temps, d’après Prudhon ou Fragonard, qu’on appelait la Modestie. » Il savait encore, pour l’avoir souvent ouï répétera son père, que sa mère chantait, en s’accompagnant sur la guitare, une romance qu’elle aimait. Les larmes montaient chaque fois aux yeux de M. Labrunie, qui n’était pourtant pas sentimental, tant s’en faut. C’était un original, d’humeur incommode, et fuyant le commerce des humains. Son fils lui a dû les germes de sa bizarrerie ; il parle dans une lettre de l’influence que le goût de son père pour la solitude avait exercée sur lui, et il sentait bien qu’elle ne lui avait pas été bienfaisante.

Mme Labrunie s’effaça de ce monde pendant la campagne de Russie. Elle avait voulu suivre son mari à la Grande Armée, et elle mourut en Silésie, à vingt-cinq ans, d’une fièvre qu’elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres.

Son fils avait été confié dès le bas âge à un oncle qui était fixé au petit village de Montagny, près d’Ermenonville. C’est là que Gérard fut élevé, qu’il revint sans cosse, adolescent ou homme fait. C’est là qu’il reçut de la nature et des livres ces premières impressions qui décident de nous. Il avait gardé un tendre et pieux souvenir de Montagny et de la période d’initiation à la vie que ce nom représentait pour lui, sans se douter de ce que