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les nuages, se refusant à admettre les idées de la foule sur ce qui est illusion et ce qui est réalité. Il avait eu de très bonne heure la conviction que la foule se trompe, et que l’univers matériel, auquel elle a foi parce que ses yeux le voient et que ses mains le touchent, n’est que fantômes et apparences. Pour lui, le monde invisible était, au contraire, le seul qui ne fût point chimérique. Comme Edgar Poe et tous les visionnaires, il disait que l’erreur des masses provient de ce que l’au-delà leur est fermé ; il n’est donné qu’à un petit nombre d’élus de frayer avec les esprits avant d’avoir dépouillé leur enveloppe mortelle ; c’est une grâce d’en haut, que Gérard de Nerval, cœur humble et reconnaissant, remerciait la divinité de lui avoir octroyée : « Je ne demande pas à Dieu, écrivait-il, de rien changer aux événemens, mais de me changer relativement aux choses, et de me laisser le pouvoir de créer autour de moi un univers qui m’appartienne, de diriger mon rêve éternel au lieu de le subir[1]. » Sa prière avait été exaucée. Le jour vint où son beau songe se confondit entièrement avec la vie réelle, de sorte qu’il ne pouvait plus les distinguer. On l’enferma alors dans une maison de fous ; mais, tandis qu’on s’empressait à le soigner, que chacun le plaignait, il notait sur un carnet : « Il me semble que je suis mort et que j’accomplis une deuxième vie[2]. »

On retrouva plus tard ce carnet sur son cadavre, avec des feuillets épars où il racontait ses sensations dans la « deuxième vie. » L’histoire de ses expériences intéressera les phalanges de névrosés que menace de nos jours le même sort. Chaque année voit grossir leurs rangs ; les moins atteints s’arrêtent au seuil de la démence ; les autres le franchissent et s’installent dans le royaume de folie, comme le doux poète qui va nous servir de guide et dont l’ombre doit se réjouir en contemplant les flots humains poussés sur ses traces par l’alcool, la morphine, le harassement d’une vie trop dure et trop pressante, le poids d’une civilisation trop compliquée. Non que Gérard de Nerval fût capable de souhaiter du mal à âme qui vive ; mais on n’est jamais insensible au progrès de ses idées, et le chemin suivi allègrement par nos générations est celui qui, dans sa conviction, l’avait mené à la vérité. Il est à craindre que, pour elles comme pour lui, ce ne soit plutôt la maison de fous qui se trouve au bout.

  1. Paradoxe et Vérité (l’Artiste, 1844).
  2. La Presse, 10 octobre 1863.