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jeuner plus modeste qu’il n’était d’usage chez les Bersheim. La pénurie commençait à se faire sentir. Et grand’mère Sophia, qui se versait de l’eau, dit à Du Breuil :

— Elle vient de la Moselle. Ces imbéciles d’Allemands ont coupé les conduits de l’eau de Gorze.

On parla du courage des partisans : le brasseur Hitter, vieil homme à barbe blanche, était populaire, avec son chapeau gris, ses guêtres et son fusil de chasse.

— Il est impossible que l’armée ne tente pas de sortir ! dit Bersheim. Il ajouta : — Le Père Desroques est épuisé de fatigue. Le pauvre général Decaen est bien mal !

Le regard d’Anine et celui de Du Breuil, pour la première fois, se rencontrèrent. Il souffrait de l’attitude recueillie, absorbée de la jeune fille. Il lui sembla que Mme Bersheim elle-même, avec ses admirables yeux clairs, si tristes maintenant, était plus réservée, plus froide avec lui. Sans doute, elles étaient tristes, tout à leur œuvre de charité, de dévoûment ; les blessés prenaient leur temps et leurs pensées.

Après le café, Bersheim et Du Breuil rentrèrent chez d’Avol en passant par le jardin. À leur vue, une sœur à grande cornette s’éclipsa, emportant le plateau du déjeuner. D’Avol y avait à peine touché. Sa main brûlait. Il était sombre.

— Drôle tout de même, murmura-t-il, d’être rentré à Metz ! Et aux interrogations de Du Breuil :

— Tu sais, dans ces momens-là, on vit comme dans un cauchemar. Toute ma vie, je la reverrai, cette ambulance de Saint-Privat !

Il la dépeignait à mots ardens : une habitation de cultivateur aisé, la pièce du bas, avec des moribonds sur la paille, une chambre au fond, où les majors charcutaient, manches relevées, les bras rouges jusqu’aux aisselles. Avec la nuit, les Saxons arrivaient. C’était alors un flamboiement d’incendie, un vacarme de pillage, des cris rauques, le bétail chassé, les porcs hurlans traînés par les oreilles. Une maison en face achevait de brûler, des bouffées chaudes soufflaient une odeur de peste, et l’on apercevait, à la lueur des poutres, un entassement de cadavres. Peu à peu, l’encombrement devenait intolérable, on râlait de soif. Tout ce sang fade et acre ! cette buée lourde !…

— Je me suis traîné, dit d’Avol, dans la cour où un peloton allemand avait formé les faisceaux ; les soldats, cherchant du bois