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est que, pour avoir l’esprit d’entreprise et d’initiative, il faut habiter une île et que, la France n’étant pas une île, nous ne serons jamais qu’un peuple de frelons. » Je lui repartis qu’effectivement il est assez difficile de convertir la France en île, mais qu’il n’est pas rigoureusement démontré qu’il faille être un peuple insulaire pour posséder certaines vertus qui font prospérer les États.

Afin de l’en convaincre, comme il lit facilement l’anglais, je lui prêtai un ouvrage en deux volumes, intitulé : France of to-day, — la France d’aujourd’hui. L’auteur de ce livre aussi agréable qu’instructif est une Anglaise née dans le comté de Suffolk, qui, savante en agriculture, très versée dans l’économie politique, a parcouru à plusieurs reprises nos provinces du Nord et du Midi, de l’Est et de l’Ouest, pour savoir comment on y vit. Elle a procédé à une enquête en règle et causé avec tout le monde. Elle connaît nos défauts et nous les reproche, elle connaît nos qualités et nous en loue.

Elle a un faible pour nos paysans propriétaires, dont elle admire l’industrie et les patiens labeurs. Elle pose en principe qu’en tout temps, le Français fut de tous les peuples celui qui aimait le plus passionnément la terre, que de cette passion dérivent et ses défauts et ses vertus, que, préoccupés d’amasser dans l’espoir de s’arrondir, nos paysans poussent jusqu’à l’héroïsme l’insensibilité aux privations et le génie de l’épargne, qu’ils sont durs à eux-mêmes et n’accordent rien à la vanité, qu’ils étonnent l’observateur par un mélange singulier de richesse et de mesquinerie sordide, qu’insoucieux de tout confort, ils ne tiendront jamais leur logis comme les laboureurs du Sussex ; mais une Anglaise leur apprend-elle que ces laboureurs de là-bas travaillent la terre d’autrui et habitent une maison d’où on peut les expulser à toute heure, ils éprouvent pour eux une dédaigneuse pitié.

Miss Betham a l’âme trop britannique pour ne pas regretter que la chambre à coucher de nos cultivateurs soit trop souvent un sombre taudis, que les ordures s’amassent devant leur porte, que leur cuisine soit enfumée : mais elle pense que leur inquiète prévoyance des accidens possibles est une vertu, qu’ils supporteront mieux le malheur que ces fermiers anglais « qui veulent singer les squires et vivre comme des capitalistes », qu’en sacrifiant leurs aises à leur passion pour la terre, ils sont devenus une classe politique, que par leurs épargnes et leur travail, ils ont réparé des désastres qui semblaient irréparables, que, par leur sagesse d’électeurs, ils ont préservé leur pays d’inutiles révolutions. « Nous autres Anglais, conclut miss Betham, nous sommes un peuple de locataires, la France est un pays de propriétaires. » Elle