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nos préjugés, nos préventions, les abus de notre bureaucratie, le prestige qu’ont pour nous les fonctions publiques et notre respect superstitieux pour les professions libérales ; si, en un mot, il s’était contenté de nous dire notre fait et ne s’était soucié que d’avoir raison, son livre, si excellent qu’il fût, aurait produit peu d’effet, n’aurait ému personne. Il a pensé fort justement que, pour faire pénétrer la vérité dans les cœurs, il faut les émouvoir, et que de toutes les figures de rhétorique, la plus émouvante est l’exagération.

Je me souviens d’avoir vu dans un manuel illustré de morale civique deux gravures destinées à donner aux enfans une idée vive, saisissante, de l’heureux changement apporté par la Révolution dans le sort du paysan français. L’une de ces images représentait une chaumière sous l’ancien régime : on était au fort de l’hiver ; le toit couvert de neige avait un aspect lugubre, les arbres n’avaient pas une feuille, la terre était nue et comme morte. Dans l’autre image on voyait une chaumière après 1789 : tout verdoyait, tout avait un air de fête ; le lilas était en fleur, les champs étaient en amour, on croyait entendre chanter les oiseaux. Il ne tenait qu’à l’enfant de se persuader que la Révolution avait inventé le printemps. Par un artifice à peu près semblable, M. Demolins s’est amusé à nous faire croire que nos orgueilleux voisins avaient inventé le travail, la vertu et le bonheur. Il a pris plaisir à représenter l’Angleterre comme un radieux soleil, où l’on chercherait vainement une tache, et notre pauvre France comme un trou noir. Il a voulu secouer nos nerfs en nous persuadant que d’un côté de la Manche, tout est pour le mieux, que de l’autre, tout va de mal en pis.

La Grande-Bretagne que nous dépeint M. Demolins est vraiment une terre bénie de Dieu, où tout le monde se fait une joie de remplir les devoirs de son état, où le grand souci de tous les pères est de préparer leurs fils à la vie sérieuse, où tous les enfans sucent les vertus viriles avec le lait. Dans ce pays où il n’y a point d’oisifs, on ne compte que sur soi, on entend se suffire à soi-même, on rougirait d’avoir des obligations à autrui, de se faire aider, recommander, et les jeunes filles qui ont le plus de chances de se marier sont celles qui n’apportent rien en dot. Tout Anglais est un homme complet ; grâce à l’éducation qu’il reçoit, toutes ses facultés sont en harmonie, et en sortant du collège, où il n’a acquis que des notions utiles et saines, il est apte à tous les métiers.

Personne ne pousse aussi loin que lui l’indépendance du caractère et de l’esprit ; il se fait à lui-même ses principes, ses opinions, ses