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était bonne, le Turc disait placidement : « Dieu m’a envoyé une bonne année. » Quand elle était mauvaise, il se résignait à la volonté du ciel. Trente mille familles musulmanes quittèrent la Thessalie après l’annexion : aussi beaucoup de champs sont-ils demeurés en jachère depuis cette époque. D’autre part, les méthodes de culture introduites par les Grecs étant infiniment supérieures, la moyenne de la production est restée la même. La Thessalie est d’ailleurs la Beauce de la Grèce : tandis que les céréales de Macédoine sont exportées à Hambourg, les blés des plaines de Larissa et de Pharsale, les orges de Trikala et de Domokos sont expédiés sur Volo par chemin de fer, et de là, par mer, jusqu’à Athènes : ils ne servent qu’à l’alimentation nationale. Et l’absence de cette récolte, foulée aux pieds ou dévorée en partie par les chevaux, moissonnée pour le reste par les Turcs eux-mêmes, ne sera pas pour les Hellènes le moindre des malheurs.

Il y avait une Française à Larissa, et son histoire est bien curieuse. C’est une vieille artiste dramatique échouée là à la suite d’aventures sans nombre, qui l’avaient menée jusqu’à Java, où elle dirigeait une troupe d’opéra. Comment ensuite était-elle arrivée jusqu’à Larissa, où, n’ayant plus ni jeunesse ni voix, ayant perdu sa petite fortune, elle vivait médiocrement et honnêtement du peu que lui rapportaient quelques leçons de français ? j’ai oublié de le lui demander. Comme elle était sourde, la malheureuse, j’ignore ce que pouvait bien être son enseignement. Mais elle avait une industrie, la vente de petits chiens japonais, issus d’un couple acheté au cours d’un de ses lointains voyages. Ces chiens étaient tout pour elle, ses enfans, ses revenus, sa gloire. Pour eux elle était retournée au milieu des vainqueurs. « Hélas ! me dit-elle, comment ne suis-je pas morte de peur ? Quand on a appris la perte de Tyrnavos, le Prince Constantin est parti en voiture, subitement, et la terreur s’est répandue partout. On avait chauffé un train spécial pour Son Altesse, les officiers grecs l’ont pris d’assaut. J’ai pu cependant trouver une place ! mais les soldats se voyaient abandonnés, trahis, ils voulaient fuir eux aussi, et le convoi était déjà complet, deux fois complet. Alors, dans leur rage et leur affolement, ils ont déchargé leurs fusils contre le train. Les balles sont entrées dans mon compartiment. C’est un miracle que je n’aie pas été tuée… »

Pendant qu’elle me raconte ces tristes choses, des soldats turcs passent, en files nombreuses, chargés de fusils Gras, de lits, de