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intellectuelles. Sous leur impulsion, la ville devient un centre industriel ; ils ont créé des filatures qui réussissent ; d’autre part l’un d’eux vient de partir pour Paris avec un roman manuscrit dans sa valise : exemple individuel, mais frappant de la souplesse, de l’ardeur cérébrale presque maladive, et du cosmopolitisme de la race ! Ici, les juifs parlent couramment trois langues : un jargon espagnol, gardé jalousement depuis un exil qui date de plus de trois siècles, et qui leur fait accueillir et fêter comme un compatriote le moindre petit acteur, la moindre danseuse venue de Madrid ou de Séville ; le turc, qu’ils mettent leur vanité à parler comme leurs maîtres ; et le français répandu par l’Alliance Israélite à coups d’écoles, à coups d’argent intelligemment dépensé, et devenu la véritable langue internationale de l’Orient, à la place de l’italien légué par les anciens conquérans de Venise, et aujourd’hui définitivement détrôné.

Les Turcs les regardent avec faveur : ils ont besoin d’eux, car les musulmans, en ce qui concerne l’impôt, jouissent d’une situation privilégiée, comparable à celle des deux premières classes dans notre ancien régime. Il est donc nécessaire qu’il y ait des bourgeois et des serfs, dans l’intérêt du fisc et, par conséquent, qu’il y ait dans l’empire ottoman une forte masse qui ne confesse pas le nom de Mahomet. Nécessité funeste, si de nos jours le chrétien d’Orient ne se contente plus de la liberté de la foi, s’il lui faut même plus que l’abolition des privilèges des conquérans : l’indépendance, le groupement en nationalités autonomes. L’israélite fait exception, il se déclare content si on lui laisse percevoir des impôts sur la viande, le lait, le fromage, le pain et la viande préparés selon les lois mosaïques, pour couvrir les dépenses de son budget d’assistance et d’instruction publique ; il trouve que c’est peu de payer dix francs par an pour être exempt du service militaire. De plus, entre les deux races, il existe un trait d’union, le dolmé, le juif converti au mahométisme. Enfin peut-être trouverait-on entre les deux cultes des analogies de rites qui rendent les mœurs semblables sous certains rapports, et rapprochent les individus. Toujours est-il qu’à Salonique les juifs ont considéré la guerre actuelle — n’y a-t-il pas là aussi un peu de servilité ? — comme une guerre nationale, ont refusé de se prévaloir de leur exception du service militaire, et envoyé à l’armée d’Edhem-Pacha un certain nombre de volontaires.

Notre première visite est pour le consul, qui nous apprend que