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prend conscience de sa dignité par le remords ou par l’estime de soi, et, se repliant sur elle-même, sonde les abîmes intérieurs qu’elle offre au bonheur véritable, à ce bonheur qui la fuit toujours et l’attire par-delà l’horizon du regard.

A partir et au-dessous de cette région de la poésie pure, s’échelonnent nombre de compositions versifiées qui en participent encore, mais de moins en moins, tout en demeurant, d’ailleurs, éminemment œuvres d’art littéraires par les qualités techniques du vers, s’il est bien fait. Les poèmes didactiques, du moins les plus nobles, tels que ceux où s’essayait André Chénier, s’écartent le moins possible de l’idéal poétique, grâce à l’importance et à la gravité dont leur matière est susceptible. La satire, l’épître, la fable, qui s’accordent aux plus divers tons, admettent des accens élevés, au moins partiellement, mais la familiarité, surtout dans les deux dernières, y est habituelle. La versification française excelle à consacrer indifféremment toutes les pensées, de quelque ordre qu’elles soient, à les rendre mnémoniques par sa frappe indélébile. La Fontaine, Molière, Boileau, Corneille en maint passage de ses tragédies, pour ne citer que les noms les plus célèbres, ont ainsi marqué, pour une durée indéfinie, de solides ou fines maximes, de pénétrantes observations, précieuses pour la conduite ici-bas. Dans la comédie, le dialogue emprunte au vers, en dépit du zèle de nos comédiens à en dissimuler la mesure, une grâce légère et une vive allure qui secondent la verve et favorisent la gaîté. Combien de chansons populaires appropriées aux mœurs naïves sont touchantes ou joyeuses ! Combien d’autres, infiniment moins ingénues, mais mieux composées, sont étincelantes d’esprit et pleines de force comique !

Je ne pousserai pas davantage l’analyse de ce classement. Il suffit à mon objet de l’indiquer : le lecteur le complétera sans peine, aidé par l’ancienne distinction des genres, qui, à vrai dire, va s’effaçant tous les jours, mais n’en répond pas moins à des inspirations d’inégale valeur poétique.

La versification la plus habile, la plus savante, ne suffit donc pas, quelle qu’en soit la vertu, à constituer la poésie proprement dite ; c’est la beauté du sujet, beauté dont j’ai essayé de dégager le principe, qui seule y fait frissonner le souffle du large et des cimes.


SULLY PRUDHOMME.