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QU’EST-CE QUE LA POÉSIE

Il serait décevant de le demander aux dictionnaires. Les mots servent de signes aux idées, mais trop souvent ils se prêtent aussi à les brouiller. Tandis, en effet, que les idées sont perpétuellement en travail pour se différencier et se préciser, eux ils ne s’altèrent que très lentement ; le même vocable finit ainsi par signifier des choses qui n’ont presque plus rien de commun, qui même peuvent être tout à fait distinctes et qu’il induit à confondre. Les mots poésie, poème, poète en offrent de frappans exemples. Nos meilleurs dictionnaires relatent pour chacun d’eux plusieurs acceptions. Ce qu’on y appelle poésie est caractérisé tantôt par un certain mode de la pensée, tantôt par un certain mode du langage, c’est-à-dire tantôt par l’inspiration, tantôt par le vers. Comme, d’ailleurs, la définition du mot poète dérive de celle du mot poésie, il s’ensuit qu’on peut être qualifié poète sans avoir la moindre aptitude à faire des vers, et qu’on peut l’être, inversement, pour la seule aptitude à versifier sur n’importe quoi. Les expressions prose poétique, poèmes en prose, tendent, en outre, à effacer la ligne de démarcation entre la prose et la poésie. Enfin un recueil de pièces de vers, quel que soit le sujet traité, amoureux, par exemple, ou didactique, est appelé indifféremment un recueil de poésies.

Cette confusion générale est fâcheuse ; elle rend difficile à démêler en quoi consiste la poésie proprement dite et quels en sont les rapports avec la versification. La crise que traverse, en France, l’art dont j’ai fait ma carrière par instinct, avant d’en avoir interrogé l’essence, m’a incité à y réfléchir. J’ai déjà examiné ailleurs l’un des deux élémens de cet art, la forme, et tâché de déterminer exactement, ce qui distingue le vers de la prose. Je voudrais aujourd’hui tenter d’en reconnaître et définir l’autre élément, ce qui remplit et anime le premier.