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LE DÉSASTRE.

De fières troupes, tout de même ! Allons ! rien de perdu… L’escorte maintenant gagnait Rezonville. Le 2e corps, remis de la surprise, tenait bon. D’ailleurs, est-ce que le 6e corps et la Garde n’étaient pas là, tout près ? Ils allaient bientôt donner, sans doute. Et Du Breuil, avec une âpre joie, vit les Prussiens écrasés, rejetés dans la Moselle. On leur ferait payer cher leur audace.

Justement, un bref : « Du Breuil ! » Et sur un ordre jeté en hâte, voilà Brutus éperonné, qui part, galope à travers champs. Les batteries de la Garde ? Au sud de Gravelotte, a dit Laune. Et franchissant les sillons, avec de brusques écarts aux gerbes en tas, — car la moisson, fauchée de la surveille, n’était pas encore rentrée, — la bonne bête détale. Ici des compagnies à terre, couchées, laissant passer l’ouragan de fer. Les officiers à plat ventre plaisantent, encouragent d’un mot railleur les hommes. Là des champs déserts, semés d’armes, de sacs, de shakos : quelques blessés, des morts jalonnant le passage d’une troupe. Brutus, d’un saut, effleure un sous-lieutenant très jeune, étendu sur le dos. La main droite crispée serre convulsivement la poignée du sabre. Une jambe manque. Où est l’autre ? Le malheureux vit encore. Ce regard !… Ah ! les batteries !… Les voilà, déployées en face d’un bois.

— Commandant ! crie Du Breuil, en arrivant près du groupe d’officiers.

Ils causaient entre eux. Personne ne broncha.

— Commandant ! répéta-t-il avec violence.

Un officier se retourna, l’air irrité : D’Avol ! En reconnaissant Du Breuil, son visage se détendit :

— Ah ! c’est toi, Pierre ?… Comme tu parles sec, aujourd’hui ! … Qu’y a-t-il pour ton service ?

Du Breuil transmit l’ordre. Un quart de seconde, il eut l’intuition d’avoir froissé son ami par la brusquerie de son appel. Ils galopaient maintenant botte à botte, en silence. C’est un malentendu léger qui les sépare, mais ils n’ont pas le temps de le dissiper. Les conducteurs, derrière eux, fouettent les grands chevaux bais bruns, qui volent, traits tendus, au-dessus des sillons et des fossés. Canons, avant-trains et caissons bondissent. Le sabre haut des officiers marque la direction à suivre, et dans une incroyable furie d’élan le tourbillon d’attelages et de pièces, sur une crête, s’abat. Les canons sont tournés, le feu s’ouvre. Du Breuil, de retour à son poste, songeait à la susceptibilité