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LE DÉSASTRE.

tenir en arrière les convois généraux, les voitures auxiliaires, utiliser surtout les diverses routes, au lieu de laisser s’engouffrer dans cette issue unique, ce long boyau, l’immense moutonnement d’une armée de cent soixante-quinze mille hommes, et tout ce qu’elle traîne avec elle de charrois, de munitions et de bagages.

Il eut un sourire amer en pensant à l’indifférence coupable de certains chefs. N’avait-on fait, en changeant de commandement, que le troc d’un borgne contre un boiteux ?… Le souvenir de l’hostilité qui dès les premiers jours s’était manifestée entre le maréchal Bazaine et son chef d’état-major lui serra le cœur… Quelle triste chose, en un pareil moment, la persistance des malentendus, des impérities, du laisser aller !… Si le chef du génie, le général Coffinières, avait provoqué des ordres pour faire détruire les ponts d’Ars, de Novéant, de Pont-à-Mousson, si les prescriptions venues d’en haut avaient été interprétées dans le sens le plus large par le général Jarras, au lieu d’être servilement appliquées, est-ce que l’armée ne serait pas hors d’atteinte à cette même minute, répartie en bel ordre sur les différentes voies qui accèdent à Verdun ? Mais voilà, personne n’y mettait du sien. Tous se cantonnaient dans leur cercle d’action limitée, satisfaits s’ils se sentaient couverts par la responsabilité d’autrui.

Sur le trottoir. Francastel passa. Il avait repris sa belle assurance.

— Bonjour, mon commandant ! cria-t-il.

Ils prirent le chemin du grand Quartier général. Les bureaux étaient installés tant bien que mal dans la maison où le général Jarras avait couché. Rasé de frais, sanglé dans le dolman vert clair scintillant de petits boutons, Francastel portait la tête haute, sous le talpack noir. Son sabre traînait sur le pavé. Un monocle, que Du Breuil remarquait pour la première fois, soulignait encore la jactance habituelle de sa physionomie :

— Quelle victoire, mon commandant ! Nous leur avons donné une rude leçon. Par exemple, il y a eu des momens où ça chauffait !


Du Breuil, au souvenir du vantard penché sur ses fontes, gardait le silence. Encouragé, Francastel prit un air modeste, poursuivit :

— Chacun a fait son devoir. Vous savez qu’hier, à Longeville, où l’Empereur logeait, nous avons mis pied à terre une minute :