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la rendent plus aiguë. Tantôt ce sont les chrétiens qui attaquent les musulmans, tantôt ce sont les musulmans qui attaquent les chrétiens. Si on dressait la statistique complète des victimes qui sont tombées des deux côtés, peut-être seraient-elles en nombre sensiblement égal, parce que les forces militaires musulmanes et chrétiennes sont à peu près aussi nombreuses les unes que les autres. Mais qu’arrivera-t-il le jour où les troupes ottomanes quitteront l’île ? Les amiraux, avec les forces dont ils disposent, pourront-ils protéger les musulmans d’une manière efficace ? Sont-ils assurés d’y réussir ? Oseraient-ils en accepter la responsabilité ? Un télégramme arrivé ces derniers jours annonce que Djevad-Pacha leur a posé la question, au sujet du désarmement des irréguliers qui lui était demandé, et qu’il n’a pas encore reçu de réponse. La réponse est des plus délicates, et on comprend que les amiraux soient embarrassés pour la faire.

Il ne faut pas se dissimuler, en effet, que l’état général de la Crète est très grave. S’il n’y avait là que les difficultés politiques dont nous avons parlé jusqu’ici, il ne serait pas impossible d’en venir à bout, un peu de bonne volonté et de fermeté y suffirait ; malheureusement, il n’en est pas ainsi. Le danger, et il est immense, vient de la situation respective des musulmans et des chrétiens. L’insurrection, aidée au début par la Grèce, n’a pas tardé à s’étendre sur l’île presque entière. Les musulmans, épouvantés et insuffisamment protégés par des troupes trop peu nombreuses pour tenir campagne sur tant de points divers, se sont réfugiés dans les villes, principalement dans les villes du littoral. Ils ont dû abandonner leurs propriétés, leurs maisons, leurs champs, qui sont naturellement tombés entre les mains des chrétiens. Ils aspirent au moment où ils pourront en retrouver la possession, moment qui, on peut le croire, sera des plus critiques. Qu’arrivera-t-il alors ? Comment le règlement de comptes se fera-t-il entre les propriétaires d’hier et les possesseurs d’aujourd’hui ? Comment ceux-ci se comporteront-ils envers ceux-là ? Le gouvernement, quel qu’il soit, aura-t-il la force et l’autorité nécessaires pour présider aux restitutions nécessaires et les imposer ? Ce sont des points d’interrogation qu’on ne peut que poser. En attendant, les musulmans retirés dans les villes deviennent de plus en plus malheureux ; ils sont sur le point d’avoir épuisé leurs dernières ressources ; ceux qui étaient riches avant l’insurrection en sont souvent réduits à vivre de la charité publique. Et le sort des chrétiens qui tiennent la campagne n’est pas, à quelques égards, plus heureux. Beaucoup ont abandonné, à leur tour, leurs maisons dans les villes. Il s’est opéré entre les musulmans et eux une sorte de chassé-