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d’histoire, une dissertation de philosophie et de littérature doivent s’écrire suivant les mêmes procédés. Toutes les fois qu’il s’agit d’exprimer des idées, l’écrivain a un devoir auquel rien ne saurait le soustraire : c’est de savoir d’abord ce qu’il veut dire et ensuite de le faire entendre. Je laisse de côté telles expressions bizarres : « Si Racine eût été moins souvent touché par la torpille classique… Virgile n’est que la lune d’Homère » et telles autres qui n’offrent aucun sens : « Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau. » Mais je remarque que Victor Hugo ne se hasarde jamais à définir les termes dont il se sert : il ne définit ni le grotesque, dont il parle si longuement, ni la vérité, qu’il confond d’ailleurs constamment avec la réalité et avec la nature. Au lieu de définir, il compare. Le « poète » devient tour à tour, dans l’espace de quelques pages, un chimiste, une abeille, un dieu, un valet, un végétal, arbre, ronce, chardon, cèdre, palmier, lichen, fungus, un géant et un balancier. En quoi ces métamorphoses nous renseignent-elles sur la nature du génie poétique ? Qu’est-ce qu’on nous a appris quand on a appelé Corneille tantôt un lion et tantôt un aigle ? Qu’est-ce que cela signifie de dire que « Dante et Milton sont les deux arcs-boutans de l’édifice dont Shakspeare est le pilier central » ? En manière de conclusion à sa théorie des trois âges de la poésie, Victor Hugo ajoute que la poésie lyrique est un lac, l’épopée un fleuve, le drame un océan. Croit-il avoir étayé par-là son hypothèse de la succession des genres ? Après avoir noté qu’on reproche à Shakspeare l’abus de la métaphysique, l’abus de l’esprit, les obscénités, il ajoute : « Le chêne a le port bizarre, les rameaux noueux, le feuillage sombre, l’écorce âpre et rude ; mais il est le chêne. » A-t-il prouvé par-là que les obscénités, quand elles sont dans Shakspeare, cessent d’être obscènes ? Les comparaisons sont en fait pour Victor Hugo le plus utile des expédions ; il se dispense, en les prodiguant, de donner des raisons. Poète, ayant reçu de la nature le don de penser en images, il se hâte d’échapper aux idées abstraites pour se réfugier dans les métaphores. Ou pour mieux dire et parler plus justement, chez lui la pensée ne vient qu’à la suite de l’image, et c’est le mot qui engendre l’idée.

Que les lettrés continuent donc à lire la Préface de « Cromwell » et les érudits à la commenter. Elle n’est pas, il s’en faut, un des titres de gloire de Victor Hugo. Elle n’est pas une des parties solides de l’œuvre du romantisme. L’étude n’en reste pas moins curieuse, et ceux qu’elle tentera pourront trouver en M. Souriau un guide utile. Mais le temps n’est pas venu de l’imposer aux lycéens. Ils ne manquent pas de livres pour se diriger à travers l’histoire de notre littérature et ils